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Le 11 décembre 2013

Chers Collègues,

Cher Professeur

Chère famille et amis,

 

Le Recteur, Bruno Delvaux, me demande tout d’abord d’excuser son absence. Il est en effet retenu par d’autres engagements. A l’heure où je vous parle, il  devrait quitter Taïwan. En termes juridiques, on qualifierait sans hésitation cette circonstance de cause de justification liée à un état de nécessité. Le Recteur tient néanmoins à s’associer  à la chaleur et à la sympathie de cette rencontre. Il vous exprime toute sa reconnaissance et partage ces quelques mots que je vous adresse.

Saluer un émérite en lui exprimant la reconnaissance de la communauté ne saurait se résumer à une simple obligation protocolaire. Arrivé au bout d’un long cheminement, il est toujours agréable de prendre un peu de temps,  en vue d’embrasser d’un seul regard la carrière académique d’un collègue pour en dégager le fil conducteur et en extraire toute la richesse. Ces moments de pause sont d’autant plus précieux qu’ils se font rares à l’université.

Etre le porte-parole de l’université, dans de telles circonstances, c’est aussi parler au nom des étudiants qui ont suivi vos enseignements, des collègues qui vous ont accompagné dans vos activités d’enseignement et de recherche, mais aussi des membres du personnel administratif qui les ont soutenues. C’est dire que je prends cette mission avec le plus grand sérieux.

La lecture de votre parcours m’a tout d’abord amené à m’interroger sur la subtile nuance entre « Français langue étrangère » et « Français langue seconde », ce qui n’est pas évident pour le juriste que je suis habitué pourtant à l’interprétation des lois et règlements. J’ai cru percevoir que la distinction se faisait selon que le français était ou non une langue véhiculaire dans le pays de l’enseignement. Mais mon ami, le doyen Hiligsmann m’a en partie rassuré en me disant que cette distinction avait perdu de sa pertinence, si bien que je me sens autorisé à confondre le « FLE » et le « FLES », abréviations qu’on retrouve à de multiples reprises dans votre curriculum vitae. 

Vos études témoignent d’entrée de jeu de votre attachement à cette institution.

-      Licencié en philologie romane de l’UCL en 1971.

-      Docteur en philosophie et lettres de notre université en 1992.

Après vos études, vous travaillez immédiatement dans l’enseignement secondaire comme professeur de français au Collège Saint-Joseph à Mouscron puis comme professeur de français de latin, de grec et d’histoire au collège Saint-Hubert à Bruxelles, où vous enseignerez le français jusqu’en 1992. Vous ferez ensuite un passage dans quatre écoles bruxelloises à forte population étrangère.

 

C’est dans ce contexte, à n’en pas douter, que vous découvrez ce qui deviendra votre champ de recherche de prédilection : le dialogue interculturel et l’enseignement du français

 

Homme de terrain, vous avez donc trouvé votre inspiration principale sur les lieux mêmes de votre enseignement, ce qui augurait déjà de la suite. Sans doute avez-vous alors éprouvé le besoin de mener des recherches théoriques approfondies en vue de réfléchir aux méthodologies de l’enseignement du français. Seule l’université pouvait vous ouvrir une telle perspective alors que vous occupiez déjà un poste d’assistant à mi-temps à l’unité de didactique du français.

 

 La carrière académique au sens strict débute dès 1993 après la soutenance de votre thèse intitulée « La compétence culturelle en français langue étrangère et en français langue seconde », thèse qui fut couronnée par le prix Roeland. Une carrière bien rythmée se déroule alors naturellement au bénéfice de ces premiers lauriers.  

-      Nommé Chargé de recherche qualifié en 1993.

-      Chargé de cours invité de 1993 à 1996 à la faculté de philosophie et lettre.

-      Chargé de cours à temps plein de 1996 à 2000.

 

-      Professeur le 1er octobre 2000.

-      Professeur ordinaire le 1er octobre 2005.

-      Et, bien sûr, l’éméritat que nous fêtons aujourd’hui en 2013.

 

Si ce bref rappel chronologique et institutionnel est relativement aisé à évoquer, il n’est évidemment pas suffisant. L’essentiel est bien sûr dans les innombrables missions que vous avez accomplies en matière d’enseignement, de recherche et de services à la société. La lecture de votre CV ne laisse planer aucun doute à cet égard. Le travail n’a pas manqué.

Le Doyen Hiligsmann a parlé de vos enseignements. Je n’y reviendrai plus. Sauf à souligner les nombreux recyclages auxquels vous avez participé consacrés à l’utilisation de la méthodologie interculturelle dans des classes à forte présence d’enfants de migrants et à l’enseignement du français langue de scolarisation aux adolescents primo-arrivants.

Car telle est, si j’ose dire, votre marque de fabrique : l’enseignement du français comme langue étrangère et le dialogue interculturel. Dès l’abord le projet paraît enthousiasmant puisqu’il s’agit de mettre l’enseignement du français au service d’une meilleure compréhension des identités culturelles tant il est vrai que les différences culturelles ne sont pas nécessairement un obstacle mais peuvent devenir source d’enrichissement mutuel.

La question fondamentale, je la pose telle que je l’ai comprise, est la suivante : comment apprendre le français à des jeunes issus de l’immigration qui partagent une autre culture, sans faire de cet apprentissage un repoussoir puisqu’il s’agit de leur apprendre une langue qui n’est pas la leur (la langue comme élément de distanciation), mais plutôt de le traduire en une ouverture vers une autre culture (la langue comme élément de rapprochement).

Ce qui me plaît en particulier dans cette démarche, c’est que vous utilisez les textes littéraires  comme des passerelles entre les différentes cultures au motif qu’ils sont « des révélateurs privilégiés de certaines visions du monde » – ces mots sont de vous -. La littérature comme point de rencontre et de confrontation entre des univers culturels profondément divergents.

Une autre facette de la démarche consiste dans la mise au point d’un dictionnaire dont l’objet est d’inventorier et de définir des mots à charge culturelle partagée » selon les termes de Robert Galisson et que vous appelez «culturèmes ».

Vous donnez ainsi l’exemple du mot vache qui désigne en Inde comme en France d’ailleurs, la femelle du taureau, mais dont la charge culturelle diffère puisqu’en Inde, la vache est considérée comme un animal sacré, alors qu’en France elle est exploitée et perçue dans sa vertu  nourricière. Je ne sais pas s’il existe un petit Collès comme il existe un petit Robert, mais à défaut, il faudrait l’inventer.

Même si ce n’est pas le lieu d’engager ici une discussion, un autre point a retenu mon attention. Dans un texte intitulé « De la culture à l’interculturel », vous mettez en garde contre le relativisme culturel, attitude qui consiste à accepter toute pratique de manière indifférenciée par le simple fait qu’elle serait représentative d’une culture déterminée. Si je vous ai  bien lu, vous proposez de limiter le relativisme culturel en le soumettant à une charte qui recueille un large consensus : la déclaration universelle des droits de l’homme. C’est à cette référence que je m’arrête un instant, en ma qualité de juriste.

Ceci implique pour vous que les enseignants doivent apprendre aux élèves à analyser l’actualité en fonction de valeurs humanistes (condamnation de la violence et de l’apologie de la force) mais aussi que ces valeurs soient réellement inscrites dans le projet humaniste de l’école.

La question que je me pose est la suivante :

La convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme n’est-elle pas elle-même marquée par une culture déterminée qui empêcherait de lui donner une valeur universelle ?

Par ailleurs, les constitutions et les conventions internationales en matière de droits de l’homme procèdent rarement par interdiction (interdiction de la violence) mais énoncent des libertés fondamentales en précisant les cas ou les raisons pour lesquelles certaines limites peuvent leur être apportées. Et c’est dans l’appréciation de ces limites que les divergences d’interprétation peuvent apparaître.

Prenons l’article 10 de la Convention européenne : « Toute personne a le droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière.

L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou  sanctions, prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la moralité, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui.

 Si le consensus peut être rapidement réuni sur l’énonciation de la liberté, les divergences naissent dans ses limites.

Celles-ci peuvent aussi être le lieu d’un choc culturel, que vous définissez précisément comme « une réaction de dépaysement, de frustration ou de rejet, de révolte et d’anxiété : en un mot une expérience émotionnelle et intellectuelle, qui apparaît chez ceux  qui, placés, par occasion ou profession, hors de leur contexte socioculturel, se trouvent engagés dans l’approche de l’étranger. »

On peut dire ainsi que l’affaire des caricatures de Mahomet dans l’hebdomadaire « Charlie Hebdo » fut au centre d’un choc des cultures en même temps qu’elles me permettent d’illustrer mon propos.

Il ne saurait évidemment être question ici de vider la controverse puisqu’il s’agissait de se demander si ce qui est considéré comme un blasphème dans une culture déterminée peut justifier une restriction à la liberté d’expression.

Je me contenterai de lire ici les attendus principaux de l’arrêt de la Cour de cassation française qui a été rendu en la matière.

« Attendu que Charlie Hebdo est un journal satirique contenant de nombreuses caricatures que nul n’est obligé d’acheter ou de lire à la différence des autres supports tels que des affiches exposées sur la voie publique ; que toute caricature s’analyse en un portrait qui s’affranchit du bon goût pour remplir une fonction parodique que ce soit sur le mode burlesque ou grotesque ; que l’exagération fonctionne alors à la manière du mot d’esprit qui permet de contourner la censure, d’utiliser l’ironie comme instrument de critique sociale et politique, en faisant appel au jugement et au débat.

« En dépit du caractère choquant, voire blessant, de cette caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les circonstances de sa publication dans Charlie Hebdo apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans ; que les limites admissibles de la liberté d’expression n’ont donc pas été dépassées, le dessin litigieux participant du débat public d’intérêt général né au sujet des dérives de certaines personnes qui commettent des agissements criminels en se revendiquant de cette religion et en prétendant qu’elle pourrait régir la sphère politique ».

Dans une société laïque et pluraliste, « le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions, quelles qu’elles soient et avec celles de représenter des sujets ou objets de vénération religieuse, le blasphème n’étant pas réprimé. »

Je vous soumets cette décision comme base d’un prochain cours en français langue étrangère. Je suis certain que vous avez votre opinion sur le sujet.

Pour le surplus, je me garderai bien de faire ici l’énumération de vos  nombreuses publications dans le domaine de la didactique de l’interculturel, les projets et thèses que vous avez dirigés ou dans lesquels vous avez été impliqués….Depuis votre arrivée à l’université, vous ne vous êtes pas ménagé et vous avez donné toute votre mesure, tant dans des recherches individuelles que dans des projets collectifs.

Alliant la parole à l’acte, vous avez doublé vos activités proprement scientifiques d’engagements culturels et sociaux. Membre fondateur de l’ASBL « Pour une communication scientifique et culturelle à l’heure de la mondialisation »(Interlignes),  vous avez aussi développé une ASBL, « Enseignants sans frontières » qui s’occupe de formation continue dans les pays en développement.

Toutes ces activités menées avec sérieux ne vous ont même pas empêché de participer à la vie institutionnelle de notre université en tant que président du département d’Etudes romanes de la Faculté de philosophie et lettres de 2000 à 2003 et comme Président du Conseil de l’Agrégation de la même Faculté ((Institut de didactique).

Ces étapes ont été toutes franchies, sans énervement excessif, et toutes ont été marquées par le même souci de la qualité et de l’excellence  du travail bien fait présent dans l’ensemble de vos activités et la liste de vos publications. Aujourd’hui, cette activité ne se termine pas, elle s’ouvre désormais dans un autre cadre : celui de l’éméritat.

Tous ceux qui ont franchi ce terme savent sans doute que l’éméritat n’est pas le repos. La curiosité intellectuelle qui a construit tout une carrière ne s’arrête pas brusquement. L’éméritat ne rompra donc pas le lien que vous avez patiemment entretenu avec la discipline qui vous est si chère et n’entraînera pas davantage la rupture du lien qui vous attache à l’université.

L’éméritat ? Une promotion pour laquelle on ne complète pas de formulaire, pour laquelle il n’y a pas de commission… mais un titre particulièrement bien mérité et pour lequel aucune délibération n’est nécessaire.

L’éméritat, c’est certain, permet un nouveau rapport au temps en pleine activité. Les années se succèdent au cours desquelles la maitrise du temps nous échappe sans évoquer certaines pratiques largement partagées  qui nous conduisent même à en perdre. Bref, durant la carrière active, le temps nous possède davantage que nous ne le souhaiterions, et l’institution en dispose souvent à votre place.

Aujourd’hui, l’éméritat devrait amener un changement. Certes, vous êtes encore occupé, vous manquerez de temps pour faire tout ce que vous souhaiteriez entreprendre, vous allez encore perdre du temps… mais vous en aurez désormais la maitrise, Que ce temps, cher Professeur, vous soit désormais accordé sans compter.

Au nom de la communauté universitaire toute entière, permettez-moi de vous dire tout notre reconnaissance, de vous exprimer toute notre gratitude pour le travail et de vous souhaiter le meilleur pour les années qui viennent.

Sachez que l’université reste à votre écoute et que vous y serez toujours le bienvenu.

 

 

Bernard DUBUISSON

Vice-Recteur du secteur des sciences humaines.

UCL