Les travaux de l’écriture des femmes se sont multipliés depuis une vingtaine d’années, de part et d’autre de l’Atlantique. Les écrivaines de la migration partagent avec leurs consœurs de la majorité des perspectives relatives à leur rôle social, à leur statut dans le couple, au rapport mère-fille, mais vues à travers l’exil.

La littérature maghrébine de l’immigration

Dans les années quatre-vingt, la seconde génération d’origine maghrébine a vingt ans. En Belgique et surtout en France, un grand nombre de femmes se font entendre en s’emparant d’un mode d’expression jusqu’alors uniquement réservé aux hommes : l’écriture.

La situation d’« entre-deux » (Sibony, 1991) de ces femmes est rendue plus sensible par leur sexe même. L’écartèlement entre deux cultures a chez elles davantage d’incidences. Cela s’explique aisément. Dans le contexte de l’immigration, les parents, par réflexe minoritaire, ont tendance à se crisper sur l’exigence du respect des valeurs culturelles maghrébines (Collès, 1994 : 63-64).

La littérature migrante québécoise

Les écrivaines québécoises de la migration forgent quotidiennement leur identité à l’épreuve des rencontres. L’expérience déchirante du déracinement est vécue comme un deuil, certes, mais également comme une régénération. La femme migrante passe d’une vie silencieuse à l’affranchissement, du ghetto monoculturel pseudo-sécurisant à la société civile multiculturelle génératrice de libération.

Les points communs

Pour ces jeunes filles, il s’agit de se construire une identité cohérente en ayant sous les yeux une multitude de références possibles, souvent contradictoires. Cette recherche de conciliation entre les deux pôles qui les constituent prendra, de manière récurrente, une forme autobiographique. Les autobiographies, chez ces femmes-écrivains, sont discernables tant à travers les romans écrits à la première ou à la troisième personne qu’à  travers les récits de vie et les témoignages.

Des caractéristiques d’écriture singulières

Des narrations à la première personne

Examinons tout d’abord les romans où ces femmes-auteurs s’expriment par l’entremise d’un narrateur à la première personne.

Le roman de Farida Belghoul, Georgette, met en scène une petite fille qui, du haut de ses six ans, prononce « je ». Dans son langage, elle dit l’écartèlement. Tiraillée entre son père et la maîtresse d’école, elle est perdue, un pied sur chacune des rives qui la constituent. Son père l’envoie à l’école pour apprendre à écrire son nom et elle revient en signant Georgette. Ce roman, par le biais d’un langage enfantin, dit le bouleversement des repères qui s’entrechoquent chez une petite fille.

Cette tension ressentie entre deux parts de soi-même se retrouve dans Ils disent que je suis une beurette de Soraya Nini. Toutefois, le conflit que vit Samira, l’héroïne, se situe plutôt entre celle que ses parents voudraient qu’elle soit et celle qu’elle-même désire être. Née à Toulon, dans une HLM de banlieue, elle a grandi en France, connaissant une vie différente de celle qu’elle aurait eue au pays d’origine. Cependant, la liberté qu’elle revendique l’amène à s’opposer aux principes que ses parents tentent de lui imposer. La rupture apparaît comme inévitable. Celle-ci ne se produit pas sans souffrance, mais pour pouvoir être elle-même, Samira doit y mettre le prix.

Cette aventure de reconnaissance et d’affirmation de soi se retrouve aussi dans Une fille sans histoire de Tassadit Imache. La narratrice à la première personne, Lil, découvrant par hasard une photographie, se souvient de son père décédé. Fille d’un couple mixte, elle est marquée par les deux cultures. Mais avec le temps et la misère, ses parents se sont séparés, comme si les deux pôles qui la constituent étaient inconciliables. Notre héroïne décide alors de maquer son origine partiellement maghrébine. Elle estropie son prénom (Lil au lieu de Lila) et joue sur les sonorités de son nom de famille (Hasard-Azar). Ce n’est que peu à peu qu’elle acceptera de s’appeler Lila Azar, reconnaissant ainsi sa part arabe. Au terme du roman, nous la voyons sur le point de partir en Algérie en quête de ce pôle constitutif de son identité. Mais l’issue de ce face-à-face nous demeure inconnue.

L’œuvre de Malika Mokeddem, L’Interdite, nous livre, elle, ce retour au pays d’origine. Deux « je » s’y entrecroisent : l’un féminin et maghrébin, l’autre masculin et occidental. De retour dans son village d’enfance, Sultana tente d’accepter son passé et son identité présente. Vincent, quant à lui, cherche à comprendre les origines de l’Algérienne qui lui a fait don d’un rein. Dans ce roman, les deux narrations en « je » s’entremêlent pour dire la longue quête qui mène à la découverte de ce que l’on est.

Les Jardins de cristal de Nadia Ghalem (1981) nous offre le portrait d’une jeune recrue de détresse qui navigue à travers les écueils de la folie, trop marquée par les guerres d’un pays natal jamais nommé. Elle adresse une longue lettre à sa mère. Je t’en ai longtemps voulu de ne pas me venir en aide (…). Je ne t’ai vraiment comprise que du jour où je suis devenue une femme (…) Je me souviens que j’ai été effrayée de te retrouver en moi (p. 7). Elle raconte ensuite sa descente aux enfers et boucle son témoignage par un retour à l’image maternelle, la plus prégnante de toutes.

A l’opposé des exemples donnés précédemment, Ghalem fait fi, dans cette œuvre, de l’univers référentiel tant du pays natal que du pays d’accueil. Ce qui importe pour elle, c’est l’état d’esprit, le degré de conscience, l’émergence de la priorité, dans sa vie, du rapport avec sa mère, qui lui permettra de retrouver enfin et l’identité et la parole.

Tour de force également, au plan de l’écriture « canonique » que ces Lettres chinoises Ying Chen (1993). On y retrouve deux types de correspondances : celle d’un jeune immigré chinois, Yuan, parti étudier à Montréal, adressée par sa fiancée Sassa, et la correspondance de celle-ci avec Da Li, sa meilleure amie, également immigrée au Québec. L’ouvrage montre les jeunes Orientaux séduits par les amours faciles, l’abondance des biens de consommation, et la liberté de mouvement, en opposition à une Sassa qui s’accroche aux valeurs traditionnelles et s’étiole dans l’éloignement de son amour. Un jour, Sassa apprend l’aventure de son amie avec un Chinois déjà engagé ailleurs. Ses admonestations rappellent à quel point l’image de la femme chinoise est différente. Le langage de Sassa est celui de Ying Chen elle-même, fascinée par le contraste entre les cultures.


Des narrations à la troisième personne

D’autres romancières s’expriment à la troisième personne. Ainsi, Ferrudja Kessas dans Beur’s Story. Deux personnages de jeunes filles liées par une relation d’amitié sont ici présents. D’un tempérament posé, Malika se distingue dans ses études, devant pour cela faire face à l’hostilité de sa mère. Le personnage de Farida exprime le même conflit opposant des parents ancrés dans leurs attaches traditionnelles et des jeunes filles ayant fréquenté l’école française. Farida se suicidera pour échapper au mariage arrangé par ses parents. C’est sur cette mort comme issue au mal-être quotidien que se clôt le roman.

Leïla Houari, quant à elle, hésite entre le « je » et le « elle » dans Zeida de nulle part. Les deux y sont présents, même si bien souvent la troisième personne l’emporte, jusqu’à ce que l’on apprenne que l’héroïne s’appelle Zeïda. Dans sa préface, Martine Charlot a recours à cette oscillation pour conclure que ce roman est « presque une autobiographie ». De plus, nombreux sont les éléments partagés par Leïla et Zeïda. Notre héroïne, dans l’incertitude de son identité, cherche à se détermine. Sa recherche la mène au pays de ses parents : le Maroc. Cependant, elle sait qu’ils ne l’habitent pas. Elle rentre à Bruxelles, consciente qu’il lui faut inventer la voie qui lui permettra de concilier les oppositions qui la constituent, elle qui n’est ni Européenne, ni Arabe (p. 61).

Dans Vers l’Amérique (1988), Tiziana Biccarelli Saad donne voix à quatre femmes, de trois générations différentes. La narration oscille sans cesse du passé au présent. Au début du siècle, Teresa a immigré d’Italie en Amérique, d’où elle est revenue, vingt ans plus tard, pour acheter la maison de ses parents. Elle donne tardivement naissance à une fille, Mia. Celle-ci est violée et meurt en donnant naissance à une fille, Maresa, qui émigrera à son tour vers l’Amérique. Le nouveau continent est ici perçu à la fois comme un rêve et une désillusion. Les diverses protagonistes sont inégalement douées pour la vie et l’adaptation consécutive à l’exil. Si Teresa est illettrée et victime, dans un premier temps, du pouvoir patriarcal, il en va autrement de Mia, qui a fait de bonnes études, et surtout de Maresa, qui s’affranchira complètement du pouvoir patriarcal qui a longtemps asservie sa grand-mère.

C’est également une femme captive que met en scène Bianca Zagolin dans Une femme à la fenêtre (1988), mais on est ici en milieu bourgeois, et non plus en milieu ouvrier. Aurore quitte son Italie natale par amour et se sent profondément déracinée. Certes, elle dispose du savoir, mais elle a longuement vécu dans la soumission. L’exil sera pour elle l’occasion d’une renaissance, grâce au choc linguistique et aux grands espaces.

Une autre italophone, mais de deuxième génération, cette fois, Carole David, met en scène dans Impala (1994), une héroïne, Louisa, qui a tué son père. Son geste relève de secrets de famille qu’elle tente de découvrir, à l’instar, dit l’héroïne, d’autres enfants d’immigrés : Combien nous étions en Amérique à chercher qui nous étions (p. 32). Sa grand-mère et ses trois sœurs ont été envoyées en Amérique, chassées par leur père ; elles ne voulaient pas y aller. Louisa elle-même a été abandonnée par sa mère. La loi du silence règne, de même que la confusion linguistique, certains personnages ne ‘exprimant qu’en dialecte, d’autres, dans un trouble mélange d’italien, de français et d’anglais. À la fin du roman, Louisa retrouve la parole, mais en prison, alors qu’elle se confie à son magnétophone pour chasser ses vieux démons et laisser des traces, transgressant ainsi la culture patriarcale.

Comme nous venons de le voir, l’usage de la troisième personne ne ferme pas la porte à l’autobiographie. Sous l’apparente prise de distance, le même partage entre réalité et relecture par l’écriture s’exprime. La fiction se mêle à la vie.

Les récits de vie

Examinons à présent les récits de vie. Par définition, ils sont ancrés, en tout ou en partie, dans la vie de leurs auteurs. Ainsi, dans Née en France. Sous le couvert du pseudonyme Aïcha Benaïssa, cette femme nous livre par l’intermédiaire de Sophie Ponchelet son histoire brute. Son récit montre l’incessante tension entre la Française qu’elle est et l’Algérienne que se parents auraient voulu qu’elle soit, tension qui mène à la rupture. C’est la fugue, la cohabitation, la séquestration en Algérie et finalement le retour en France.

De la même manière, Sakinna Boukhedenna manifeste, dans son Journal « Nationalité : immigrée », cet écartèlement de son identité, mais aussi le double rejet dont elle fait l’objet :

C’est en France que j’ai appris à être Arabe,

C’est en Algérie que j’ai appris à être l’immigrée

Dans sa dédicace, l’auteur nous présente la quête identitaire qui est celle de la génération issue de l’immigration à laquelle elle appartient. Cette recherche, dit-elle, prend notamment la forme du retour au pays d’origine. Or cet espoir, entretenu par les parents, est un mythe (Collès, 1994 : 22). Pour la jeune fille, celui-ci signifierait l’abandon du pôle occidental qui constitue une part essentielle de sa personnalité de jeune Beurette. Deux faces, inséparables, mais difficiles à concilier, constituent son identité d’enfant de migrants, ou plutôt d’immigrée. En effet, Sakinna Boukhedenna se détache du discours beur « classique » en ne se considérant pas comme issue de l’immigration, mais comme immigrée.

Comme les hommes, enfants de migrants, ces romancières mettent en scène leur écartèlement. Mais leur parole porte un symbole supplémentaire. En effet, ces femmes-auteurs (pour la plupart d’origine algérienne) mettent en relief leur situation par le biais de leurs jeunes héroïnes. Ces dernières sont prises entre deux rives : d’un côté, l’univers occidental où elles sont nées et où elles ont grandi ; de l’autre, le monde de leurs parents. C’est ainsi que sous le poids de la tradition, elles tentent de s’émanciper, s’assumer leurs contradictions. Et malgré l’obscurité, l’espoir est là du fait de l’existence même de ces écrits, témoins d’une prise de parole de ces femmes devenues écrivains. Non seulement ces femmes écrivent, mais leurs écrits sont édités.

Dans son Histoire d’un déracinement, l’Italienne Bianca Zagolin (1990 : 175) porte son témoignage. C’est à la terre du Québec que va son attachement le plus profond. Cette affirmation littéraire et personnelle passe par la langue. Décrivant sa trajectoire de jeune fille de milieu aisé ayant vécu la transplantation sans trop de heurts, elle en profite pour noter que ses compatriotes s’étant tournés vers les milieux anglophones se sont doublement marginalisés, d’abord comme immigrants et ensuite, dans leurs rapports avec la culture dominante. En ce sens, son roman, Une femme à la fenêtre, ne peut être, de son propre aveu, qu’une « transposition métaphorique » (p. 185) et c’est après coup qu’elle en a « découvert la québécité » (p. 186).

Émergence d’une nouvelle écriture

Deux dimensions sont donc présentes, intimement liées : le dit et le bien dire. Ces femmes écrivent en français. Ce français, s’il n’est pas leur langue maternelle, n’est pas non plus une langue étrangère. Il constitue ce que l’on appelle une langue seconde. Dès lors, ces auteurs ne semblent pas manifester de déchirement à écrire dans ce qui, pour leurs parents, était la langue du colonisateur. Au contraire, elles s’emparent de ce instrument, le manient avec dextérité, l’emmenant parfois jusqu’à ses potentialités extrêmes.

Néanmoins cette appropriation n’empêche pas  certaines d’entre elles d’éprouver un sentiment de trahison à écrire en français. Ainsi, Farida Belghoul a l’impression de rompre avec une sorte de tradition : son père ne peut lire ce qu’elle écrit.

Il n’est pas sans intérêt d’analyser le processus de formation de l’écriture migrante féminine, comme le fait Lequin (1996). Il résulte pour elle de deux mouvements antinomiques, celui du déracinement et celui de l’enracinement, dont la coexistence permet l’émergence d’une « nouvelle identité, flexible, en mouvement, se déplaçant  vers l’inédit tout en apprivoisant l’ambivalence » (p. 88). C’est cette quête perpétuelle du sens qui définit cette écriture sous tension, cette « éthique de la différence » (p. 89).

Examinons à présent de quelle manière ces femmes issues de l’immigration maghrébine ont habillé le français dans leurs romans. Nous nous arrêterons sur trois d’entre elles, symboles de trois types d’expression différents. Nous avons choisi d’analyser des extraits de Journal « Nationalité : immigré(e) », et de La Québécoite, qui nous ont paru particulièrement représentatifs.

Journal « Nationalité : immigré(e) », de Sakinna Noukhedenna

Page 7. Le ton est incisif et révolté. Les mots sont durs, ce sont ceux de la révolte et du combat. L’auteur nous place dans le cadre du journal intime dont le caractère autobiographique est souligné par la dédicace. Celle-ci annonce de manière synthétique ce qui sera l’objet du roman. On ne sait si ce journal est réel ou fictif, mais, quoi qu’il en soit, l’écriture est représentative du genre annoncé :

4 juillet 1979.

Je m’ennuie, j’en ai marre de voir le temps passer. Je voudrais mieux vivre, être bien dans ma peau. D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi je suis si mal en moi. J’en ai assez d’essayer de me faire comprendre. Je sais que ça ne marche pas. Pourquoi faut-il toujours faire semblant aux gens qui s’en foutent de ce que je raconte. C’est un jeu très dur, moi je ne tiens plus le coup. J’en ai ma claque.
J’ai vingt ans, y en a qui disent que c’est le bel âge.
Je suis instable à tous les niveaux. J’écarte le boulot. Je ne sais plus où je suis et où je vais. Je veux me contrôler, me dominer toute seule, mais je n’arrive pas.
J’ai vingt ans.

Comme nous le voyons, le thème abordé est celui de l’écartèlement de l’identité. « Instable à tous les niveaux », la narratrice à la première personne ne sait plus ni où elle est ni où elle va. L’entre-deux doublé du rejet apparaît ici à travers des termes relevant du langage familier. Le choix délibéré de ce registre donne au contenu une apparence d’authenticité. Le ton adopté nous plonge dans le quotidien d’une jeune femme en révolte contre tous : les Algériens et les Français. Sa parole est brute, entière et vraie. Son discours dit son malaise et son aigreur contre son entourage. Son mal d’être est aigu, rendu par des mots acerbes. Elle se cherche en France et en Algérie pour finalement s’installer dans le pays européen où son opposition peut au moins être dite. Le voyage spatial a pris fin, mais la quête identitaire est encore longue. Comme le dit Jean Déjeux (1994 : 127), le Journal de Sakinna Boukhedenna est « Témoignage d’une rebelle en quête de sérénité et d’une synthèse non encore atteinte dans ce récit de vie ».

La réflexion n’est pas encore parvenue à son terme ; alors les mots se bousculent, les phrases s’entrechoquent dans leur brutalité et leur essence. Le style rend compte de l’écartèlement, de la difficulté et de la violence qu’il y a à ne pas savoir se définir, à se chercher soi-même. Ce Journal est le reflet d’un combat qui, pour se dire, a choisi de prendre la forme d’un discours dont le style est à l’image du quotidien de l’héroïne.

« La Québécoite », de Régine Robin

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Nous retrouvons chez Régine Robin, dans La Québécoite (1993), un type d’écriture extrêmement novateur, dont le rythme haché traduit le déséquilibre et la souffrance. L’œuvre entière est une réflexion sur l’écriture et une célébration des lieux. Elle nous entraîne dans les méandres de la création en construisant trois suites narratives qui sont autant de repères possibles pour une femme immigrée juive, qui tente, à Montréal, de s’approprier une étrangeté, d’endiguer les chocs culturels et les différences linguistiques, de se confronter aux frontières, qu’elles soient physiques ou imaginaires, qu’elles s’inscrivent dans la gestuelle du non-dit ou dans le foisonnement des mots, qu’elles mêlent le passé et le présent, qu’elles proviennent de la mémoire enfouie ou qu’elles se conçoivent dans l’immédiateté. L’œuvre est un salmigondis de textes divers : slogans, affiches, manifeste politique, menu de restaurant, liste de stations de métro, amalgame d’un imaginaire collectif qu’il est bien difficile de présenter ici sous forme d’extraits : l’originalité de ces textes vient de leur collage impromptu, de leur insertion dans une réflexion sans cesse mouvante qui hait l’uniformité. Un exemple parmi d’autres :

Je n’appartiens pas à ce Nous si fréquemment utilisé ici. (…) Mes aïeux n’ont pas de racines paysannes. Je n’ai pas d’ancêtres coureurs des bois affrontant le danger de lointains portages. Je ne sais pas très bien marcher en raquettes, je ne connais pas la recette du ragoût de pattes ni de la cipaille. Je n’ai jamais été catholique. (…) Même ma langue respire l’air d’un autre pays. Nous nous comprenons dans le malentendu. Je sors de l’auberge quand vous sortez du bois. (…) Je ne comprenais pas le pourquoi des ventes sales sinon qu’elles n’étaient pas le contraire des ventes propres. De simples mots ne cachent pas leur polysémie, à désespérer de tout. (…) C’était un pays bleu. Certains jours, même la neige tournait au bleu. (…) La campagne se transformait en un immense diamant bleu de ville polaire. Le bleu, c’était aussi les plis du drapeau québécois claquant au vent glacé. (…) La parole immigrante comme un cri, comme la métaphore mauve de la mort, aphone d’avoir trop crié. Un pays bleu comme les bleuets, ces myrtilles-fleurs. (p  53 à 55)

Robin revisite la langue et les symboles du Québec à sa façon. Elle file ma métaphore. Elle se sent rejetée dans sa propre langue en ce pays glacé, où même les fleurs (rappel discret de Maria Chapdelaine et de la scène de la cueillette des bleuets) ont des airs funèbres. De l’analyse de formules toutes faites (cf. le « sortir du bois »), de la mention amusée au bilinguisme ambiant (cf. les « ventes sales »), on passe à la description poétique en camaïeu : au bleuté de la neige répond le bleu de l’oriflamme national. Ce déferlement verbal masque mal, néanmoins, la profonde solitude de la protagoniste, qui n’arrive pas tout à fait à « marquer », même linguistiquement, son territoire.

Conclusion et perspectives didactiques

Cette littérature dite issue de l’immigration a prouvé qu’elle n’était pas seulement un contenu, mais aussi une écriture. Chaque écrivain s’est emparé du français et l’a plié à ses formes et à ses exigences pour livrer son message. ‘Nous sommes au seuil des vrais dialogues », car, comme le dit Claude Raynaud (1987 : 59) : cette littérature « sans avenir » promet.

Dans notre atelier au Congrès de juillet, nous examinerons de quelle manière ces femmes issues de l’immigration ont habillé le français. Nous nous arrêterons particulièrement sur deux œuvres, symboles de types d’expression différents : Zeida de nulle part, de Leïla Houari et Le Bonheur à la queue glissante, d’Abla Faroud.

Dans le parcours didactique que nous ferons vivre aux participants, nous reprendrons la grille d’exploitation présentée dans l’ouvrage Littérature comparée et reconnaissance interculturelle (Collès, 1994) et qui comprend les points suivants : contextualisation, enjeu par rapport au projet global et modes d’exploitation (mise en condition, repérages et prolongements). Ce parcours prendra place dans l’optique d’un dialogue des cultures et du développement de la compétence culturelle des élèves.


 

Bibliographie

Ouvrages et articles théoriques

COLLÈS L., 1994, Littérature comparée et reconnaissance interculturelle (Pistes de lecture pour les classes à plus ou moins forte présence d’adolescents issus de l’immigration), Bruxelles : De Boeck-Duculot, coll. « Formation continuée ». Réédité (et amplifié)  en 2010 sous le titre Islam-Occident : pour un dialogue interculturel à travers des littératures francophones, Fernelmont, E.M.E (« Proximités didactique »)

COLLÈS L. et LEROY L., « Des femmes-auteurs issues de l’immigration maghrébine », in Nouvelle Tribune, Bruxelles, n° 16, sept.-oct. 1997, p. 27-29.

DEJEUX J., 1992, La littérature féminine de langue française au Maghreb, Paris : PUF, coll. « Que sais-je ? ».

LARONDE M., 1993, Autour du roman beur, immigration et identité, Paris : L’Harmattan.

RAYNAUD Cl, 1987, « Panorama de la littérature maghrébine d’expression française », in Griffe d’auteurs, Bruxelles, Commission française de la Culture de l’Agglomération de Bruxelles, Ligue de l’enseignement, oct. 1987.

SIBONY D., 1991, Entre-deux. L’origine en partage, Paris : Seuil.

VERTHUY M., 1996, « Qui perd sa langue », in L. Lequin et M. Verthuy (éd.), Multiculture, multi-écriture. La voix migrante au féminin, en France et au Canada, Paris-Montréal : L’Harmattan, pp. 167-183.

Romans, poèmes et récits de vie écrits par des femmes issues de l’immigration

BECCARELLI SAAD T., 1988, Vers l’Amérique, Montréal : Triptyque.

BELGHOUL F., 1986, Georgette, Paris : Barrault.

BENAÏSSA A., 1990, Née en France. Histoire d’une jeune beur, Paris : Payot.

BOUKHEDENNA S., 1987, Journal « Nationalité immigré(e) », Paris : L’Harmattan.

CHEN Y., 1993, Les lettres chinoises, Montréal : Leméac.

DAVID C., 1994, Les Herbes rouges, Montréal : Impala.

GHALEM N., 1981, Les jardins de cristal, Montréal : Hurtebise HMH.

HOUARI L., 1985, Zeïda de nulle part, Paris : L’Harmattan.

IMACHE T., 1989, Une fille sans histoire, Paris : Calmann-Lévy.

KESSAS F., 1990, Beur’s Story, Paris : L’Harmattan.

MOKKEDEM M., 1993, L’Interdite, Paris : Grasset.

NINI S., 1993, Ils disent que je suis une beurette, Paris : Fixot.

ROBIN R., 1993, (1re éd. 1983), La Québécoite, Montréal : Éd. Typo.

ZAGOLIN B., 1988, Une femme à la fenêtre, Paris : Robert Laffont.

ZAGOLIN B., 1990, « L’histoire d’un déracinement », in Écrits du Canada français, n° 68, 1990, pp. 175-192.

 L.Collès, UCL-CRIPEDIS et M.Lebrun, UQAM

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Article paru dans Dialogues et cultures n° 44 sur le thème de la diversité, FIPF 2000 et repris dans M. Lebrun et L. Collès, La littérature migrante dans l’espace francophone, « Ch.8 Regards croisés Europe-Québec », Fernelmont, E.M.E., 2007, p.185-204.