Les premiers textes en français simplifié datent des années 1969/1970 et reposent sur la rencontre opportune entre la maison d’édition Hatier et Philippe de Beaumont ; ce dernier se proposait d’adapter des romans français pour les allophones en s’inspirant des recherches de Georges Gougenheim et Paul Rivenc sur le « français fondamental »[1]. Depuis lors, plusieurs maisons publient de tels textes : en France, il s’agit des éditions CLE international et Hachette.

Une grande variété

Selon Anne-Rosine Delbart, il existe quatre méthodes de simplification d’une œuvre littéraire[2]. Tout d’abord, le texte peut être rédigé de toutes pièces d’une manière simplifiée à l’usage d’un public non francophone. Ensuite la simplification peut consister à abréger le texte original en y opérant des coupures. Une autre exploitation du texte peut aussi aller de pair avec une réduction, en passant par exemple du genre romanesque au genre théâtral, lequel s’accommode davantage d’un vocabulaire simple. Enfin, on peut réécrire la version originale d’un texte de manière plus courte et plus facile tout en essayant de rester le plus proche possible du récit original (méthode suivie par Philippe de Beaumont).

Pour des étudiants débutants, les textes en français simplifié donnent l’occasion de découvrir les « grands classiques » de la littérature française : Madame Bovary de Gustave Flaubert, La Bête humaine d’Émile Zola, Le Comte de Monte Cristo d’Alphonse Dumas… Ils présentent aussi une grande diversité de genres : des contes (les Contes de Perrault), des pièces de théâtre (le Tartuffe de Molière), des romans policiers (Les Aventures d’Arsène Lupin de Maurice Leblanc),… Par ailleurs, les versions simplifiées relèvent d’époques différentes : Tristan et Iseult (Moyen Âge), Cyrano de Bergerac (Edmond Rostand) ou encore Le Tour du Monde en quatre-vingt jours de Jules Verne.

Par ailleurs, des textes écrits directement pour des allophones ont été également proposés dans certains domaines de la culture française : La Vie politique en France, La Cuisine française, La Chanson française,… De même, diverses présentations de régions françaises comme l’Alsace, la Provence,… ont fait l’objet d’une écriture simplifiée.

Plusieurs niveaux de simplification

Quels sont les critères de simplification utilisés pour arriver à une version plus brève et plus accessible ? Ceux-ci peuvent être regroupés selon quatre niveaux : lexical, syntaxique, stylistique et culturel. C’est donc l’ensemble de la langue et du texte qui sont affectés par les opérations de simplification. Les catégories précitées ne sont pas toutes homogènes : des simplifications d’origine syntaxique peuvent être traitées lexicalement et réciproquement. Les différents niveaux ont un impact les uns sur les autres : les modifications lexicales, par exemple, sont représentées à travers les autres niveaux.

De même, quelques contre-exemples au processus de simplification sont observables : au lieu d’avoir une simplification, l’on constate une (brève) extension de la version originale. À ces divers types de réduction s’ajoute celle qui affecte le registre narratif lui-même; il arrive en effet que certains épisodes de l’histoire soient modifiés ou supprimés. D’emblée, deux raisons à ces modifi­cations peuvent être avancées : la première consiste à réduire le texte afin de le rendre simplement plus court, la seconde à utiliser d’autres termes pour faciliter l’accès au texte. Plus le nombre de mots différents dans le texte simplifié est élevé, moins le processus de simplification est opérationnel, ce qui augmente la difficulté de lecture du texte.

Les critères de simplification ci-joints seront illustrés par une étude comparative de la version originale et la version simplifiée de L’Affaire Saint-Fiacre de Georges Simenon[3]. La version adaptée est classée dans la collection Lecture facile chez Hachette (catégorie verte, c’est-à-dire contenant 1500 mots différents).

 

Collections de textes en français simplifié publiées en France

Hachette (58, rue Jean-Bleuzen, F-92178 Vances, Cedex)

Lecture facile : Vivre en français, Portraits, Grandes œuvres

Niveau 1 : 500 à 900 mots

Niveau 2 : 900 à 1500 mots

Niveau 3 : 1500 mots et plus

Auslieferung in Deutschland : Langenscheidt (München)

Clé International

Lectures en français facile

Niveau 1 : 400 à 700 mots

Niveau 2 : 700 à 1200 mots

Niveau 3 : 1200 à 1500 mots

Niveau 4 : 1700 mots et plus

Auslieferung in Deutschland : Klett (Stuttgart)

 

  1. Registre textuel

1.1 Niveau lexical

Le texte remanié doit être respectueux de la sélection élaborée par le français fondamental. Les transgressions opérées sont soit signalées et expliquées par une note en bas de page, soit reprises et commentées à la fin du texte. Le répertoire lexical en fin de roman présente un regroupement thématique pour une grande partie du vocabulaire. Ainsi, les thèmes dominants de L’Affaire Saint-Fiacre étant le crime/police et l’Église/religion, la majorité du lexique annoté est regroupée sous ces deux catégories, tandis que le reste est classé par ordre alphabétique. D’une manière générale, les énumérations, les adjectifs, les adverbes sont supprimés afin d’écourter la version. Le vocabulaire utilisé dans ces adaptations est contemporain, courant, concret. Les procédés pour y arriver sont multiples :

  • Les changements de registres de langue (régionalismes compris) sont écartés :
    « Elle fut confuse » (VO, p. 141) devient « Elle était un peu gênée » (VS, p. 11)[4]
    « Dans quels termes êtes-vous avec le fils de la comtesse ? » (VO, p. 151) est tranformé en « Est-il votre ami… ou votre ennemi ? Enfin, votre adversaire, si vous préférez » (VS, p. 16).
  •  Les termes issus d’une langue étrangère sont, eux aussi, évités :
    Le nom des caractères spéciaux en imprimerie « Cheltenhem corps 9… » (VO, p. 219) est aboli lors de la simplification.
  • Certains termes propres sont abrogés :
    « … un papier épinglé d’un papillon administratif… » (VO, p. 140) devient « … le mot de la police de Moulins :… » (VS, p. 10).
    « … broc d’eau chaude… » (VO, p. 139) devient « …cuvette d’eau chaude… » (VS, p. 9).
    Nous assistons donc à un élargissement du champ sémantique. La précision est mise de côté. Pour éviter le vocabulaire spécifique et parvenir à une expression plus accessible, le VS recourt régulièrement à des périphrases : « il a été imprimé au taquoir… » (VO, p. 219) devient « Mais ça, ça n’a pas été fait à la machine. On a composé ça à la main » (VS, p. 50).
  • Les figures de rhétorique, les emplois connotés du lexique son supprimés :
    « Combien étaient-ils dans cette réunion fantomatique de gens mal réveillés ? » (VO, p. 142) devient « Combien étaient-ils sur les  bancs de bois de la vieille église ? » (VS, p. 11).
    La phrase « Les tentures étaient fanées » (VO, p. 152) est éliminée.
  • L’emploi d’un synomyme, l’extension du champ sémantique constituent d’autres possibilités pour faciliter la compréhension du vocabulaire initial. Ces procédés sont exprimés soit par un terme seul, soit par une périphrase :
    « Il ne raillait pas » (VO, p. 156) est remplacé par le synomyme « Il ne plaisantait pas » (VS, p. 20).
    « … ce décor immuable… » (VO, p. 146) devient « C’était les mêmes meubles, les mêmes objets… » (VS, p. 13).

1.2.            Niveau syntaxique

L’exigence de brièveté qui pèse sur ces versions simplifiées va également avoir des conséquences sur la syntaxe. Ces textes doivent respecter, sur ce plan aussi, les simplifications opérées dans le français fondamental. La phrase est alors adaptée pour devenir plus accessible. La version remaniée simplifie une phrase complexe présente dans la VO. Ainsi, la phrase « Maigret fit grincer le sommier du lit en se soulevant sur les coudes » (VO, p. 139) devient « Maigret se souleva sur les coudes ; le vieux lit de fer grinça » (VS, p. 11). Le texte simplifié présente donc deux phrases là où la version originale n’en offre qu’une. Ce type d’adaptation est régulièrement usité pour la réalisation de VS. Celle-ci découpe en plusieurs éléments une phrase de la VO jugée trop complexe. La phrase « Maintenant, tandis qu’il s’habillait, il entendait Marie Tatin qui allait et venait dans la salle de l’auberge, secouait la grille du poêle, entrechoquait la vaisselle, tournait le moulin à café » (VO, p. 140) va, dans la version simplifiée correspon­dante, être divisée en trois composants plus simples : « Maintenant, le commissaire s’habillait. En bas, dans la grande salle de l’auberge, Marie Tatin allait et venait : on entendait grincer le moulin à café, le bruit de la vaisselle remuée et celui du poêle qu’on remplit » (VS, p. 10). La version simplifiée se caractérise donc par une phrase plus courte.

 

Les phrases sont également raccourcies par la suppression d’éléments non nécessaires à la com­préhension de l’histoire. Il arrive donc que la phrase ne soit transformée que par l’ablation d’éléments jugés non essentiels ou d’un terme difficilement compréhensible. Ainsi, « Elle devait pleurer éperdument chaque fois que quelqu’un mourait au village » (VO, p. 160) devient « Elle devait pleurer de la même façon chaque fois que quelqu’un mourait au village » (VS, p. 22). Un autre procédé est encore utilisé par l’adaptateur pour réorganiser la phrase originale : la coordination a tendance à remplacer la subordination. La version simplifiée se permet également de changer l’ordre des mots de la phrase. Ainsi, « … d’un bout de la place à l’autre… » (VO, p. 156) devient « …d’un bout à l’autre de la place… » (VS, p. 19). Ce changement permet de reconstituer l’expression « d’un bout à l’autre » et, de cette façon, facilite la compréhension de la phrase pour l’apprenant étranger.

D’une manière générale, la version simplifiée opte donc pour une structure de phrase simple que nous pouvons ramener à la construction : sujet – verbe – complément. Ce travail a des conséquences sur le traitement des composantes de la phrase. Le pronom relatif, par exemple, est affecté suite à la simplification phrastique. Les relatives sont généralement supprimées dans la version adaptée : « …le mot de la police » (VS, p. 10) supprime, outre la précision lexicale, la relative présente dans « un papillon administratif qui portait la mention :… » (VO, p. 140). Les pronoms relatifs les plus fréquents dans la version simplifiée sont conformément au français fondamental, qui (sujet) et que (complément).

 Le discours direct est favorisé dans la version simplifiée. L’interrogation indirecte est alors souvent soustraite dans la VS. Ainsi, « Je ne vois pas pourquoi je vous cacherais la vérité » devient « Et pourquoi ne pas dire la vérité ? » (VS, p. 221). En outre, le texte simplifié présente plus régulièrement la marque du locuteur que ne le fait par la version originale, ainsi; »…dit le jeune homme,… dit-il enfin » (VS, p. 22). Toutefois ce passage du discours rapporté au style direct n’est pas constant. La version simplifiée de L’Affaire Saint-Fiacre contient par exemple la phrase « Pour la seconde fois, la cloche sonna » (VS, p. 11), alors que dans la version originale, c’est le style direct qui y est employé : « Vous avez tort… Voilà déjà le second coup qui sonne ! » (VO, p. 141).

Sur le plan syntaxique, il convient de souligner encore un autre fait. Gougenheim refuse d’enseigner l’emploi de l’imparfait du verbe aller comme auxiliaire car, selon lui, cette construction peut être confondue avec le plus-que-parfait[5]. Ainsi, la phrase « L’autocar (…) allait partir » (VO, p.158) devient « L’autocar venait de partir » (VS, p. 21). Ce changement présente le désavantage de ne pas conserver un sens identique dans les deux phrases, un passé récent se substituant à un futur proche.

 

 

1.3.            Niveau stylistique

L’ensemble des autres catégories de simplification a des incidences sur le plan stylistique. En effet, le remplacement d’un terme par un autre affecte la sensibilité réceptive du lecteur. Tel est le cas dans la suppression du langage spontané ; le style plus familier contenu dans « Il est un peu tapé (…). On le laisse tripoter à l’atelier, à cause de la comtesse qui est une amie du patron » (VO, p. 219) est supprimé dans la version adaptée : « En vérité, il nous ennuie, mais la comtesse est une amie du patron, alors on ne dit rien » (VS, p. 51). Ce changement fait apparaître un personnage dont le langage s’avère plus relevé.

 

Le texte simplifié modifie régulièrement la ponctuation du récit original, ce qui entraîne souvent un bouleversement dans l’expres­sivité suscitée par la ponctuation initiale. La version simplifiée supprime, ajoute ou change la ponctuation du texte intégral. La ponctuation est revue dans cet extrait : « Vous ne m’aviez pas dit que vous veniez à Moulins ! Je vous aurais amené avec ma voiture… » (VO, p. 221). Celui –ci est réécrit de cette façon : « Tiens ! Commissaire, bonsoir, mais pourquoi n’avez-vous pas dit que vous alliez à Moulins ? Je vous aurais emmené dans ma voiture ! » (VS, p. 52). Les changements opérés, même s’ils semblent peu justifiés, ont l’avantage de renforcer toute la spontanéité du locuteur. Une grande majorité des phrases, qui ne se rapportent pas au cadre de l’action principale, sont supprimées lors du passage à la version simplifiée. Par exemple, lors du déroulement de l’action dans un café (VO, p. 223), les phrases du type « Trois portos, trois ! », « Trente points ! dit une voix » ne sont plus mentionnées.

1.4. Niveau culturel

Les simplifications atteignent aussi la culture dans ses diverses composantes : géographique, religieuse, litté­raire, humoristique, historique… Ce type de réduction peut porter sur un événement religieux. Ainsi, le jour des morts de la VO (p. 140) est remplacé, dans la VS, par la date à laquelle cet événement a lieu, à savoir le 2 novembre (p. 10). Ce changement supprime l’atmosphère dans laquelle aura lieu le crime. La simplification peut préciser le cadre spatial : par exemple, dans la VO, l’adresse d’un billet indique simplement ceci : « Police municipale de Moulins » (VO, p. 140), tandis que la version remaniée de ce roman propose : « Communiqué pour information à la police judiciaire de Paris » (VS, p. 10). Le changement opéré permet de comprendre que Moulins a un rapport avec Paris, référence spatiale beaucoup plus accessible pour un étranger. Malgré les diverses réductions culturelles, la VS est introduite par un bref résumé de la carrière de l’auteur. De plus, le héros principal (ou un échantillon des personnages importants) du roman est généralement présenté au début de l’ouvrage (tel est le cas des versions simplifiées éditées par CLE international et de celles publiées par Hachette, sous la rubrique Repères). Ces éléments permettent au lecteur d’avoir quelques références littéraires pour aborder l’œuvre.

      2 - Registre narratif

Par ailleurs, la simplification peut toucher un cadre plus large que le niveau textuel. Certains passages ou épisodes sont parfois supprimés pour répondre aux exigences matérielles du texte simplifié. La première réduction consiste à supprimer les descriptions lors du passage de la VO à la VS. Ainsi, la phrase « Marie Tatin s’enfuit dans la cuisine pour y passer sa robe noire, ses gants de fil, son petit chapeau que le chignon empêchait de tenir droit » devient « Elle avait mis sa robe noire » (VS, p. 11).

 

Cette réduction atteint également les person­nages. Un personnage secondaire est souvent supprimé. Ainsi, dans la VO originale (p. 222), entre en scène une aguicheuse qui est absente dans la VS. De même, un personnage qui n’entre pas dans l’intrigue policière est éliminé : par exemple, un vendeur criant dans la rue (VO, p. 220) n’est pas repris dans la VS car il n’a rien à voir avec l’histoire. Il fait juste partie du décor ; il tient un rôle de figurant. Par contre, certaines situations sont clarifiées. Ainsi, certains éléments implicites sont parfois explicités. Le nom d’un personnage peut apparaître dans la VS et être absent dans la VO. Par exemple, la VS de L’Affaire Saint Fiacre précise « la silhouette de femme » de la VO (p. 139) en fournissant son nom « Marie Tatin » (VS, p. 9) ou, plus loin, là où la VO ne cite pas le nom du personnage qui s’avance : « …quand un homme se trouva à côté de lui… » (VO, p. 209), la VS fait : « …un homme vint à lui. C’était Gautier, le régisseur » (VS, p. 47).

 

Toutefois, il arrive que le nom d’un personnage n’apparaisse que dans la version originale. Seule la fonction sociale est indiquée dans la VS. Ce choix a été opéré afin de ne pas augmenter le nombre de person­nages secondaires, pour simplifier la compréhension du texte. Ainsi, la VS préfère mentionner « le médecin » (VS, p. 17) plutôt que le nom du personnage, Bouchardon (VO, p. 153). Celui-ci n’intervient en effet qu’au début du récit.

 

Ces changements ont des répercussions sur la structure globale du roman : la répartition des chapitres s’en trouve bouleversée. Il arrive en effet qu’un chapitre entier soit supprimé ou que deux ou plusieurs chapitres soient regroupés en un seul. Ainsi, pour L’Affaire Saint Fiacre, le dernier chapitre de la VO a été supprimé dans la VS. En outre, celle-ci regroupe en un seul deux chapitres séparés dans la VO : il s’agit des chapitres VI (Les deux camps) et VII (Les rendez-vous de Moulins), qui sont rassemblés sous le titre Les deux camps (pp. 42 à 54).

 

La découpe en chapitres n’est pas toujours identique dans les deux textes : la VS fait, par exemple, débuter le chapitre VIII de la VO (L’invitation à dîner) dans le chapitre antérieur (Les deux camps). Parfois, la version simplifiée transforme certaines informations sans raison apparente. Tel est le cas de informations numériques : « Trois ou quatre ans, il ne serait rien resté du tout » (VO, p. 157) devient « Encore deux ou trois ans, c’était la misère » (VS, p. 20), « La messe de sept heures » (VO, p. 159) devient « La messe de huit heures » (VS, p. 21).

 

Les exigences matérielles et linguistiques d’une version courte entraînent donc une sélection importante des informations, descriptions, énumérations qui n’ap­portent pas d’éléments essentiels au canevas retenu. Il importe tout de même de préciser que certaines phrases ne subissent aucune adaptation lors de la retranscription. Il s’agit généralement de phrases brèves (« Venez par ici. », « Qu’est-ce que vous dites ? », « Vous êtes de la police ? »…), mais ce n’est pas une caractéristique constante. Par exemple, la phrase plus longue « Il avait la tête un peu vide, parce qu’il n’avait pas assez dormi » se retrouve dans les deux versions (VO, p. 154, et VS, p. 18).

 

Des points de vue divergents

La création d’une littérature adaptée a suscité des réactions antinomiques : certains s’opposent à ce type de simplification, en qualifiant presque ce remaniement de « profanation » ; d’autres, au contraire, recommandent ces adaptations en soulignant la légitimité.

Anne-Rosine Delbart porte un jugement plus que réservé sur les textes en français simplifié[6]. Pour elle, ramener un roman de plusieurs centaines de pages à un récit d’une soixantaine de pages conduit immanquablement au simplisme. Elle s’est attachée à la comparaison de la version originale et de la version simplifiée d’un roman d’Alphonse Daudet, Le Petit Chose (publié dans la collection Textes en français facile chez Hachette). À travers son analyse, elle regrette que l’adaptation ait des implications négatives : elle souligne, sur le plan lexical, le manque de précision et de rigueur, « le danger de confiner l’apprenant à des contextes limités et des expressions de base qu’il maîtrise sans l’amener à une confrontation avec la polysémie des termes »[7]. Elle déplore également que cette littérature ne soit pas plus audacieuse dans l’utilisation des expres­sions idiomatiques. Du côté de la syntaxe, il lui semble dangereux de ramener la littérature à l’oralité alors que « l’enseignement des langues vivantes s’efforce de plus en plus de conscientiser aux deux exploitations distinctes de la langue que sont l’oral et l’écrit ».  La simplification systématique de la subordination lui paraît abusive car « elle ne présente plus aux lecteurs que des textes éloignés de la réalité écrite »[8].

Les simplifications qui portent atteinte au contenu culturel du texte sont celles qui lui semblent le moins acceptables. Elle évoque par exemple la suppression de la référence à Rabelais dans la réduction du Petit Chose. De même, la plupart des notes relatives à l’humour (comme la spontanéité de certaines affirmations et expressions du narrateur) ont été élaguées. « La version simplifiée entre en contradiction avec l’idée la plus répandue selon laquelle le cours de langue doit être aussi un cours de civilisation »[9]. Bref, selon Anne-Rosine Delbart, le lecteur lit une histoire appauvrie, plate : la simplicité fait perdre au texte original la plupart de ses qualités et ne permet aucun enrichissement. Ces textes en français simplifié, réduits à une soixantaine de pages, écartent en outre le lecteur des contraintes d’une version originale.

À ces critiques s’ajoutent celles d’Anne-Marie Chambrolle ainsi que de Mohdi Boujmal et Mohamed Abbad. Chambrolle prétend que ces romans sont des textes pour un « lecteur passif »[10]. L’adaptation semble être proposée comme une construction achevée dont les ambiguïtés lexicales et textuelles ont été plus ou moins levées. Le texte remanié est quasi monosémique; il concède peu de libertés d’interprétation et ne sollicite qu’une modeste coopération de la part du lecteur. En outre, le récit est présenté comme une histoire événementielle : le remaniement en privilégie l’aspect épisodique.

Boujmal et Abbad pensent, quant à eux, que les ouvrages en français facile finissent par éloigner l’élève d’un effort autonome de lecture[11]. Ils recom­mandent de recourir à la version originale intégrale en encourageant « les stratégies de cantonnement, de mise de côté de l’inconnu pour y revenir plus tard et le réduire ». Face aux difficultés de lecture en FLE, il est en effet nécessaire de tolérer un degré d’imprécision, de parier sur la rencontre d’un mot qui éclairera le sens du mot non compris, etc. La mise en place de ces stratégies permet de « donner à l’apprenant l’assurance qu’il est capable de comprendre un récit intégral malgré certaines lacunes d’ordre lexical et syntaxique »[12].

Mais les textes en français facile ont aussi leurs partisans. Ainsi, Bénédicte Vauthier, tout en étant consciente des faiblesses de ces adaptations, ne les condamne pas pour autant, car celles-ci favorisent la prise de contact avec la littérature et la culture françaises[13]. Vauthier rejette le recours exclusif à des œuvres originales, dont le nombre de pages de même que les difficultés lexicales et syntaxiques peuvent présenter un obstacle insurmontable pour les débutants. Comme nous l’avons fait pour L’Affaire Saint-Fiacre et comme Anne-Rosine Delbart pour Le Petit Chose, elle a réalisé une lecture serrée d’un texte proposé aux éditions Hachette, en l’occurrence l’adaptation du roman de Stendhal, Le Rouge et le noir, en examinant les différences avec la version originale, et elle conclut à un « résultat global plus que satisfaisant, voire positif »[14].

Quant à nous, nous pensons que, pour envisager l’intérêt éventuel de ces textes dits en français facile, il importe de tenir compte de la spécificité de la lecture littéraire en situation de langue étrangère. Nous avons pu constater un appauvrissement à différents niveaux. Cependant, pareils textes ne peuvent-ils trouver leur place dans un apprentissage en FLE ? N’y a-t-il pas un moment où ils peuvent constituer un apport positif à l’apprentissage ? Pensons aux appre­nants débutants qui n’ont encore que peu d’acquis dans la langue cible. Leur proposer d’emblée des textes trop complexes pourrait les dégoûter de lire dans la langue qu’ils sont en train d’acquérir. L’attachement excessif aux aspects linguistiques a pour conséquence de fragmenter la lecture du texte.

Sans focalisation excessive sur le vocabulaire et la grammaire, l’attention du lecteur peut atteindre des satisfactions similaires à celles que suscite une lecture en langue maternelle. Une version simplifiée possède donc l’avantage pour l’apprenant de lui permettre de réaliser une lecture continue. À ceux qui affirment que les textes en français simplifié provoquent le nivellement des connaissances, il est bon de rappeler que la lecture littéraire comporte d’autres avantages que le simple fait d’acquérir de nouvelles compétences linguistiques. Elle invite aussi à une découverte d’autres expériences, à une ouverture vers d’autres horizons.

Certains professeurs préfèrent proposer des textes plus simples dans leur version originale. Mais ce n’est pas affaire aisée. Il n’est pas toujours évident de mesurer les difficultés réelles d’un livre. Les textes en français simplifié présentent, eux, l’intérêt d’avoir été transformés en répondant à des critères précis. En outre, cette étude a mené à un classement : chaque récit est situé en fonction du nombre de mots différents qu’il contient (500 à 900 mots, 900 à 1500, 1500 mots et plus). Ainsi, l’apprenant peut exercer son indépendance en choisissant lui-même un texte de difficultés correspondant à son niveau. Du reste, il a toujours la possibilité de lire un ouvrage jugé d’un niveau supérieur.

Les textes simplifiés permettent aussi de découvrir la littérature française sans recourir à des morceaux choisis qui offrent le désavantage d’obliger le professeur à contextualiser le passage sélectionné. Les indices culturels y restent le plus souvent présents, même s’ils sont adaptés de différentes manières. En outre, les textes sont généralement introduits par une brève pré­sentation de l’auteur. Soulignons néanmoins que les textes en français facile ne doivent pas faire l’objet d’un choix exclusif. Leur existence ne dispense pas le pro­fesseur de proposer des textes originaux, à condition d’avoir pris soin au préalable de planifier des activités pour pallier les difficultés qu’ils vont rencontrer[15]. Il va sans dire également que plus l’apprenant sera loin dans son apprentissage de la langue cible, plus le choix devra être orienté vers des textes littéraires authentiques.

Luc Collès
(Université catholique de Louvain, CRIPEDIS, Belgique)

Article publié dans la revue"Praxis", 4, en octobre-décembre 2002, p.402-409.


[1]    Georges Gougenheim et al., 1964, L’Élaboration du français fondamental (1er degré), Paris : Didier.

[2]    Anne-Rosine Delbart, 1994, « Textes en français simplifié : simplicité ou simplisme ? », in Enjeux 31/1994, p. 133.

[3]    Georges Simenon, 1967, L’Affaire Saint-Fiacre, Lausanne : Rencontre. – Charles Milou, 1996, G. Simenon : L’Affaire Saint-Fiacre, Paris : Hachette.

[4]    Désormais, ce sera l’abréviation VO qui sera utilisée ici pour parler de la version originale et l’abréviation VS pour désigner la version simplifiée du roman.

[5]    G. Gougenheim et al., L’Élaboration… p. 221.

[6]       A.R. Delbart, « Textes en français simplifié… », p. 133.

[7]       A.R. Delbart, « Textes en français simplifié… », p. 137.

[8]       A.R. Delbart, « Textes en français simplifié… », p. 141.

[9]       A.R. Delbart, « Textes en français simplifié… », p. 145.

[10]     Anne-Marie Chambrolle, « Adaptation en français implifié d’une œuvre littéraire. Carmen de Mérimée. Analyse et commentaires », dans Travaux de didactique du français langue étrangère 27/1991, p. 69.

[11]     Mohdi Boujmal, Mohamed Abbad, « La lecture continue et intégrale en français : un conte merveilleux ? », dans Le Français dans le monde 189/1984, p. 58sqq.

[12]     M. Boujmal, M. Abbad, « La lecture continue… », p. 59.

[13]     Bénédicte Vauthier, « Littérature simplifiée, un outil propédeutique entre ‘langue et culture’ », dans Enjeux 36/1995, p. 23sqq.

[14]     B. Vauthier, « Littérature simplifiée… », p. 45.

[15]     Luc Collès, « Le texte littéraire pour enseigner le FLE », dans Français 2000 125/1990, p. 54sqq.