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Blog de Luc Collès
6 juillet 2014

S'engager en francophonie

   « S’enrichir de nos différences pour converger vers l’universel »

    Léopold Sédar Senghor, extrait de Chaka - Éthiopiques

Etre professeur de français aujourd’hui, c’est s’inscrire dans un vaste espace interculturel. C’est inviter ses élèves à percevoir comment le français peut se colorier d’un pays à l’autre et exprimer des identités singulières. C’est les amener, à travers les littératures francophones, à enrichir leur propre univers linguistique et culturel. C’est s’engager à faire pièce à toute forme de pensée unique ou de nivellement des valeurs.

 

La francophonie, un combat d’arrière-garde ? (1)

 

Dans une interview parue dans l’hebdomadaire belge Le Vif-L’Express (2), Philippe Van Parijs, professeur d’éthique économique et sociale à l’UCL, déclarait que « si on veut démocratiser la communication à l’échelle européenne, il est impératif d’avoir une langue commune, l’anglais ». Selon lui, le français deviendra de plus en plus une langue vernaculaire, parlée uniquement par des natifs. Sans être favorable à une anglicisation intégrale des universités, il estime aussi que la formation de très haut niveau comme la production scientifique doivent se faire en anglais.  Je ne puis, quant à moi, souscrire à de tels propos selon lesquels les actions menées pour la diffusion du français dans le monde relèveraient d’un combat d’arrière-garde.

En septembre 2001, j’ai eu l’occasion de participer à Louvain-la-Neuve à un colloque organisé par l’AFLS (Association for French Language Studies). Ces enseignants-chercheurs anglo-saxons étaient réunis parce que le français n’est pas pour eux une langue imposée, mais un choix professionnel, voire un choix de vie. Ils seraient donc les premiers à se désoler de la fragmentation de la francophonie en diverses « réserves » entourées d’anglophones. Ils seraient les premiers à ressentir comme une perte de richesse humaine l’uniformisation de notre planète. Par ailleurs, en contribuant, à leur manière, à l’essor du français, ils sont aussi, par leur situation, des passeurs de frontières, des agents d’interculturalité.

Dans les actions que les francophones mènent pour la diffusion du français, il leur paraît capital de veiller à ce que celui-ci reste une passerelle entre plusieurs continents. Avec l’anglais, cette langue est parlée par plusieurs pays du Nord et du Sud et n’est pas le reflet d’une seule puissance occidentale. Ainsi, pour reprendre les termes de Jacques Attali( 3), elle peut offrir un autre choix que l’anglais dans la recherche d’une modernisation, une autre alliance géopolitique pour les acteurs de la mondialisation.

Quant à l’Europe, si elle doit continuer à s’affirmer sur les plans économique et politique, elle devra aussi s’affirmer sur le plan culturel. Or, sans préjuger du sentiment européen qu’éprouvent plusieurs ressortissants du Royaume-Uni, je rejoins Claude Hagège (4) et bien d’autres quand ils constatent que, dans le monde, l’anglais est de plus en plus porteur de valeurs extérieures à l’Europe, essentiellement américaines. Au contraire, le français comme l’allemand et l’espagnol peuvent devenir les langues fédératrices de l’Europe, constitutives d’une part importante de l’identité européenne.

Ce rôle structurant ira de pair avec une incitation au plurilinguisme. La mise en valeur des différentes langues européennes peut représenter une alternative à l’uniformisation américaine. La France l’a bien compris dans sa politique linguistique actuelle. L’avenir des cultures dans l’Europe de demain passe par le développement d’un plurilinguisme organisé. Le problème, en effet, n’est pas le recours à l’anglais, dont tout le monde s’accorde à penser qu’il est incontournable, mais à l’anglais seul.

Je voudrais quant à moi, en tant que romaniste et didacticien du français langue étrangère, souligner combien je crois que dans cette perspective -l’encouragement au plurilinguisme - les langues romanes pourraient s’associer entre elles et avoir ainsi plus de chances de réussite que n’en aurait chaque langue latine isolée, de contenir l’avance constante du sabir américain. A l’échelle mondiale, on peut d’ailleurs constater que la frange linguistique latinophone (espagnol, français, italien, portugais et roumain) est aussi étendue que l’aire d’utilisation de l’anglo-américain. L’enseignement simultané des langues (cf. les travaux de C. Blanche-Benveniste, H.G. Klein et T. Stegmann (5) ne va pas remplacer l’enseignement actuel des langues étrangères, mais c’est une technique qui ouvre la possibilité d’un apprentissage plurilinguistique.

Une telle méthodologie basée sur l’intercompréhension aurait peut-être aussi sa raison d’être aux Etats-Unis si l’on veut y développer l’enseignement du français. L’irrésistible poussée de l’espagnol pourrait ainsi être exploitée didactiquement au bénéfice de cette autre langue romane qu’est le français. Certes, je n’ignore pas que l’étude des langues étrangères est loin d’être une obligation pour les Américains et que leur choix est en général guidé par des motivations pratiques. En facilitant l’apprentissage du français, il importe donc aussi de lutter contre un certain nombre de stéréotypes et de montrer que le français n’est pas seulement une langue élitiste et intellectuelle, mais également un outil de communication, notamment chez le grand voisin du Nord, le Québec.

En étant ainsi un intermédiaire entre trois cultures, anglo-américaine, hispanique et française, l’enseignant ou le chercheur francisant aux Etats-Unis peut être un modèle pour l’Européen en quête d’une affirmation identitaire ouverte sur les autres cultures. Pour le francophone, qu’il soit d’Europe ou d’ailleurs, il représente aussi un espoir : l’espoir de voir vivre sa langue, à côté de l’anglais, avec une coloration propre, aux prétentions moins hégémoniques.

Au moment où la mondialisation des marchés conduit à l’aplatissement de toutes les langues vers l’anglais, à l’heure où, en Europe comme ailleurs, nombreux sont ceux qui cherchent à vivre virtuellement dans le monde anglo-saxon en baragouinant la langue du vainqueur, je tiens donc à me ranger résolument du côté de ceux qui se battent pour la francophonie.

Certes, les défis ne manquent pas : le français coexiste avec une multitude d’autres langues ; une moitié des francophones vit dans des pays qui comptent parmi les plus pauvres du monde, l’autre moitié dans des pays qui sont parmi les plus riches. Mais la francophonie a entrepris d’affronter tous ces problèmes:  enseignement du français, culture et communication, protection de l’environnement  et  défense des droits de l’homme.

Voyager en francophonie, c’est rencontrer la diversité des cultures, des modes de vie et de pensées. C’est découvrir tout ce qu’il y a de commun entre des jeunes du Mali, du Québec, du Maghreb, du Vietnam, du Cambodge, de la Communauté Wallonie-Bruxelles, de Roumanie, etc. C’est mesurer la richesse des métissages et des symbioses.

La découverte des littératures francophones

Parmi l’ensemble des littératures étrangères, il en est qui concernent plus particulièrement le professeur de français : ce sont les littératures francophones (6). La découverte d’œuvres écrites en français, issues d’identités culturelles américaines, africaines et arabes, permet à l’élève dont le français est langue maternelle, seconde ou étrangère, d’élargir son patrimoine linguistique et culturel et d’aller à la rencontre de l’autre pour mieux se découvrir soi-même. Cet “ ailleurs ” qui s’affirme ainsi à l’intérieur de la langue française ouvre des horizons nouveaux, tant dans la reconnaissance d’autres écritures, de voix marquées par la culture d’origine que de thématiques nouvelles.

Ainsi, bon nombre de ces textes présentent la particularité d’avoir conservé d’importantes traces d’oralité. Des créations originales se sont développées visant à réinvestir la force de la parole dans le flot même de l’écriture. C’est, par exemple, le cas dans Moha le fou, Moha le sage de Tahar Ben Jelloun où Moha fait écho aux innombrables hommes de parole, griots et conteurs qui peuplent les récits d’Afrique noire, du Maghreb ou des Antilles.

Étudier ces littératures, c’est aussi se confronter à d’autres référents culturels, à des réalités historiques parfois méconnues, à des imaginaires autres. C’est prendre conscience de problèmes de société tout à fait spécifiques. Plusieurs écrivains francophones (du Québec aux Caraïbes en passant par l’Afrique) ont, en effet, utilisé l’arme de l’écriture comme vecteur de témoignage ; c’est d’ailleurs souvent comme militants d’une cause nationaliste qu’ils ont d’abord été reconnus. Mais, en les lisant, il ne faudrait pas s’arrêter à cette vision trop réductrice.

Il importe aussi de considérer ces œuvres en tant qu’objets textuels et de proposer une analyse de leur fonctionnement interne. Ainsi, une étude des champs sémantiques ou du fonctionnement des pronoms, dans le célèbre poème Speak white de la Québécoise Michèle Lalonde, truffé de référents culturels, fera apparaître que la question de la langue est centrale dans ce texte et qu’elle y est envisagée sous l’angle du rapport dominant-dominé. L’explicitation des référents permettra, dans un second temps, de confirmer cette hypothèse de lecture et de l’affiner en regard de la situation linguistique propre au Québec (7).

Selon Marc Lits (8), qui se réfère à Paul Ricoeur (9), l’identité culturelle d’un groupe ne se limite pas au repérage de quelques traits apparents dans les œuvres produites en son sein ; elle s’inscrit dans la structure même des textes. En d’autres termes, la superstructure socioculturelle joue un rôle déterminant dans l’organisation même du discours et c’est ce “ code culturel ” qu’il importe de faire découvrir aux élèves.

Ainsi, s’agissant de la nouvelle du Belge Francis Dannemark, Je ne suis pas à court d’inspiration, je suis à court de papier (10), une lecture ethnologique attachée à repérer des déictiques culturels ne donnerait aucun résultat. Par contre, le titre peut se lire comme emblématique de la quête éperdue d’identité de la littérature belge, significative des années 70 : “ Dans un pays (ou une région) dont l’identité n’est pas clairement définie, qui cherche autant ses racines que son avenir, l’horizon n’est pas assez large pour autoriser une réappropriation identitaire par le biais de la fiction. Il n’y a plus de papier, à moins de se réfugier dans les mondes imaginaires que sont le fantastique (à la manière de Jean Ray), le policier (avec Simenon et Steeman) ou les cases de la bande dessinée. Jamais Tintin ou Spirou ne vivent une aventure à Bruxelles ou en Wallonie, là où ils furent pourtant conçus. ”(11)

Une telle interprétation, résultant d’un regard distancié, ne va pas de soi. Elle n’apparaîtra qu’en complément à une analyse textuelle, et face à un ensemble important de textes. Ainsi, certains de ceux-ci n’apporteront guère d‘informations socioculturelles, tandis que d’autres seront plus explicites.  Détaillons davantage cette démarche.

 

D’une manière générale, je considère le texte littéraire comme une mise en forme esthétique de représentations partagées par les membres d’une même communauté (12). Cela signifie qu’une de ses particularités est de refléter à la fois une part de la personnalité de son auteur et le monde dans lequel il s’inscrit. Autrement dit, le texte littéraire est un véhicule de culture.

La démarche ne consiste pas pour autant à mettre en évidence le code culturel à partir de la lecture d’un seul texte. D’une part, on risquerait de construire sur l’Autre un savoir réducteur, partiel, voire insignifiant, surtout si aucun référent culturel n’est explicitement exprimé ; et ce, alors que l’on vise la compréhension de l’Autre au détriment de la description et de la connaissance théorique. D’autre part, le repérage du code culturel nécessiterait dans ce cas un apport extérieur de connaissances qui donne la parole à l’enseignant seul et laisse les élèves dans un rôle passif, sauf bien sûr si on les charge d’un travail de recherche. Mais alors, à force de prérequis et de préalables, ceux-ci ne parviendraient plus à atteindre le texte même.

Ce que je prône, c’est une approche comparatiste. La confrontation de divers textes de la francophonie entraîne la réflexion et la participation effective de l’élève. En analysant ce qui le rapproche et le rend différent de l’Autre, celui-ci arrive à construire son identité propre et à mieux percevoir l’altérité. Il ne s’agit pas de mener une étude exclusivement culturelle mais plutôt de croiser les approches « en choisissant comme première entrée l’analyse textuelle et en gardant la perspective interculturelle comme point de fuite ».(13)

Si l’on veut faire de la littérature l’instrument du dialogue des cultures francophones, il convient donc d’opter pour le groupement de textes et, à l’intérieur de celui-ci, d’établir des relations qui vont d’une analyse textuelle méthodique (recherche des codes générique, narratif, thématique, etc.) à la mise en évidence d’éléments interculturels.

Cependant, si l’on veut dégager des modèles culturels, le seul recours à la littérature ne suffit pas. Car tout texte littéraire représente aussi un écart par rapport aux normes de son milieu et est fortement marqué de subjectivité. Il importe donc de multiplier les regards, de comparer entre eux des textes d’une même culture en rapport avec le même thème, de multiplier les points de vue (générations,  classes sociales, sexes…différents) et de les confronter à « des analyses globalisantes » (14) (textes et/ou données chiffrées, tableaux, graphiques, cartes, etc.) produites par des anthropologues, sociologues, journalistes et qui ont, elles, une prétention à la généralité. Ces documents authentiques permettent de relativiser les représentations que l’on peut se faire à partir du texte littéraire.

En guise d’exemple : un parcours sur la gestion du temps

 

         Deux « poèmes-récits» extraits de Les amandiers sont morts de leurs blessures de Tahar Ben Jelloun permettront d’appréhender la conception du temps propre aux maghrébins (annexes 1 et 2). On découvrira en parallèle le point de vue critique de certains occidentaux sur leur propre société (textes de P. Daninos, G. Perec :annexe 3, Ch. Baudelaire, A. Camus, J.P. Sartre…) et celui d’enfants de migrants (N. Kettane annexe 4, L. Houari annexe 5) sur la culture de leurs parents. Des réflexions d’anthropologues complèteront la comparaison de la gestion du temps dans les deux sociétés.

         Comme nous l’avons indiqué plus haut, il importe de commencer par une analyse textuelle que je ne reprendrai pas ici. Ce que le premier texte de Ben Jelloun met en évidence, c’est un véritable choc culturel dû à deux manières différentes de gérer le temps : d’une part, « Dans les couloirs, ils (=les occidentaux) courent. Dans le métro, ils lisent. Ils ne perdent pas de temps. » et, d’autre part, « Moi (= l’immigré maghrébin), je m’arrête dans les couloirs. J’écoute les jeunes qui chantent. Je ris. Je plaisante ». La proxémie les oppose tout autant : le maghrébin veut entrer en contact avec les gens ; les voyageurs restent silencieux, se bousculent, vont s’installer à l’autre bout du wagon.

         Plusieurs textes pourraient prolonger les observations du narrateur : « ils courent ». Des Français eux-mêmes ont pris conscience de leur gestion du temps et se montrent très critiques à l’égard de leur propre style de vie. Le texte de Pierre Daninos, « Bachot touriste 1970 » (dans Vacances à tous prix) (15)caricature un certain type d’organisation des vacances en France qui obéit à une programmation minutieuse. Ce rythme de vie, modelé sur celui de la machine et semblable à celui du travail en usine, va de pair avec une relative « automatisation » de la pensée. La célèbre triade  «  métro, boulot, dodo » est également bien illustrée par tel texte de Camus, par tel autre de Sartre, ou par plusieurs poèmes de Baudelaire (« Le Guignon, « Chant d’automne », « L’Horloge », etc.). Les loisirs sont eux aussi affectés par cette « régularité mécanique » (cf. le texte de Perec : annexe 3).

         Tous ces textes traduisent la manière dont l’occidental considère le temps. Extérieur à lui, celui-ci est un ennemi contre lequel il lutte sans cesse, mais en vain. A l’image du sablier, le temps s’écoule inexorablement : on a l’impression de toujours courir après lui, mais en réalité c’est lui qui nous court après. Comme au « Malheur » d’Henri Michaux, on lui demande parfois un répit pour souffler un peu et, à ce moment-là, on se rend également compte qu’il nous a ruiné : on se retrouve en effet vieilli, usé, aux portes de la mort.

         Ces instants d’arrêt peuvent donc être des moments de lucidité et d’éveil : on fait le point, on choisit de cultiver son jardin (Candide de Voltaire), de vivre le plus intensément possible le moment présent et d’assumer son existence (le Mythe de Sisyphe), de se dévouer aux autres malgré l’absurdité de la vie (La Peste du même auteur), de raconter sa vie pour « tenter d’attraper le temps par la queue » (Roquentin dans La Nausée de Sartre), mais rien n’y fait : le temps est le grand vainqueur ! La lecture des travaux de l’anthropologue E.T. Hall (par exemple La Danse de la vie et Au-delà de la culture (16)sur le temps confirmera que les occidentaux sont bien des monochrones sans cesse projetés vers l’avenir.

         Les jeunes issus de l’immigration sont à leur tour influencés par le rythme de vie occidental et peuvent trouver étranges certains des comportements qui relèvent de la culture d’origine des parents. Ainsi, le héros du roman de Nacer Kettane aux accents autobiographiques, Le sourire de Brahim,(annexe 4)est frappé par la lenteur du rythme des activités en Algérie et sa critique semble plus proche du « Time is money » occidental. Un parallèle avec un extrait de Zeida de nulle part de la Marocaine Leila Houari (annexe 5) confirmera cette perception.

         Le deuxième extrait de Ben Jelloun fournit une clé de compréhension des comportements des maghrébins et permet d’en venir aux fondements de la pensée musulmane : « Le temps ne nous appartient pas. Le temps comme toute autre chose appartient à Dieu. ». Selon F. Schuon (17) et R. du Pasquier (« analyses globalisantes » d’islamologues), cette conception du temps découle en effet de la foi musulmane : « l’accomplissement de la prière impose une discipline stricte et relativement astreignante qui marque la vie entière de son rythme sacré et, de l’aube à la nuit, ramène le croyant devant dieu, l’empêchant de se laisser submerger par les préoccupations matérielles et profanes » (18).

         Evidemment, il s’agit là d’une interprétation parmi d’autres (19), mais, sur ce point, Ben Jelloun et les islamologues se rejoignent. Pour la faire comprendre à des élèves belges ou français, je suggère de travailler sur la relation d’expériences de mémoire affective réalisées par des auteurs français : le fameux épisode de la madeleine de Marcel Proust où le goût sert de déclencheur, un extrait des Confessions de Jean-Jacques Rousseau où c’est la vue qui suscite le souvenir, ou encore un texte des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. De tels textes feront comprendre aux élèves que, malgré son caractère inexorable, il est possible de suspendre, selon les vœux de Lamartine, « le vol du temps », quoique les expériences qu’ils rapportent montrent aussi le caractère éphémère d’un tel suspens. C’est de cette suspension que sont capables les musulmans pratiquants quand, cinq fois par jour, ils se soustraient à leurs préoccupations quotidiennes pour, dans la prière, « se brancher » sur le Transcendant.

         Ma démarche révèle donc un parti pris. Par rapport au rythme de vie occidental, lié à la productivité, la lenteur orientale peut être perçue négativement par les élèves belges et français et, parfois, maghrébins. Comme d’ailleurs pourraient être considérés comme « perte de temps » les moments consacrés cinq fois par jour à la prière quotidienne. Mais, sans pour autant m’immiscer dans leur conscience et attenter à la liberté de celle-ci, je souhaite amener les élèves à comprendre les fondements de la vision du monde des musulmans, telle qu’elle se manifeste, entre autres, dans leur gestion du temps.

         Il va de soi que juger les comportements des maghrébins par rapport à la manière dont les occidentaux organisent leurs sociétés et structurent leurs journées serait tomber dans les pièges de ce que l’on appelle l’ethnocentrisme. Ce qu’il convient de chercher à éviter aux élèves. En l’occurrence, ce sont donc des analyses comme celle de du Pasquier qui, à titre d’hypothèse, permettront de s’interroger en classe sur un des fondements de la culture arabo-musulmane.

Il me paraît en effet que toute réflexion sur un phénomène culturel doit resituer celui-ci dans une vision du monde. La culture n’est pas un musée des arts ou des littératures ; c’est l’ensemble des réponses d’une communauté humaine aux questions fondamentales qui lui sont posées par ses rapports avec la nature, les autres hommes et enfin la transcendance.

Chez les musulmans, la conscience de la présence divine est très prégnante. Elle est inscrite dans le découpage de la journée et justifie les fêtes les plus importantes. En occident, la religion est devenue une « affaire privée », mais le divin n’est pas intériorisé davantage pour autant. Pour plusieurs, tout se passe comme si la Croissance ou le Confort avaient supplanté Dieu.

Cependant, sous couvert d’éviter tout ethnocentrisme, il ne faudrait pas non plus jeter aux orties ce qui fait la valeur de l’occident. La démocratie et la défense des droits de l’homme en particulier constituent, on prendra soin de le montrer, un pôle d’attraction considérable dans l’univers contemporain. La conquête des droits sociaux et les réglementations du travail ont contribué à humaniser notre vie. La technologie elle-même a allégé plusieurs de nos tâches. Mais celle-ci ayant été mise au service d’une croissance de plus en plus exigeante, il n’est pas du tout certain qu’emporté par le vertige de la vitesse, l’occident ne perde pas son âme.

C’est à de telles réflexions que seront conviés les élèves qui se penchent sur les littératures francophones d’Afrique noire, de la Caraïbe, des îles de l’océan indien, du Maghreb, du Proche-Orient, de l’Asie et du Pacifique, de l’Amérique du Nord, de Belgique, du Luxembourg et de Suisse. On voit plus que jamais ici combien ce questionnement est orienté par une foi profonde dans le « dialogue des civilisations ». Que ce soit dans le choix des textes ou dans celui des exercices qui en constituent le prolongement (sujets de débats ou de dissertations par exemple), je souhaite que l’accent soit mis sur l’enrichissement que pourrait apporter à l’Homme un croisement des valeurs dont sont porteuses les cultures étudiées. La francophonie est ce lieu de partage par excellence.

Luc Collès, UCL-CRIPEDIS

Annexe 1 , T. BEN JELLOUN « Un homme venu d’une autre durée », Les amandiers sont morts de leurs blessures, Paris, Maspero, 1976, (Points), pp. 27-29 

            Il a la peau brune, des cheveux crépus, de grandes mains calleuses noircies par le travail. Son visage sourit et son front dessine des rides serrées. Il a quarante ans, peut-être moins.

            Cet homme, habillé de gris, a pris le métro à la station Denfert-Rochereau, direction Porte-de-la-Chapelle.

            D’où vient-il ? Peu importe ! Son visage, ses gestes, son sourire disent assez qu’il n’est pas d’ici. Ce n’est pas un touriste non plus. Il est venu d’ailleurs, de l’autre côté des montagnes, de l’autre côté des mers. Il est venu d’une autre durée, la différence entre les dents. Il est venu seul. Une parenthèse dans sa vie. Une parenthèse qui dure depuis bientôt sept ans. Il habite dans une petite chambre, dans le dix-huitième. Il n’est pas triste. Il sourit et cherche parmi les voyageurs un regard, un signe.

Je suis petit dans ma solitude. Mais je ris. Tiens, je ne me suis pas rasé ce matin. Ce n’est pas grave. Personne ne me regarde. Ils lisent. Dans les couloirs, ils courent. Dans le métro, ils lisent. Ils ne perdent pas de temps. Moi, je m’arrête dans les couloirs. J’écoute les jeunes qui chantent. Je ris. Je plaisante. Je vais parler à quelqu’un, n’importe qui. Non. Il va me prendre pour un mendiant. Qu’est-ce qu’un mendiant dans ce pays ? Je n’en ai jamais vu. Des gens descendent, se bousculent. D’autres montent. J’ai l’impression qu’ils se ressemblent. Je vais parler à ce couple. Je vais m’asseoir en face de lui, puisque la place est libre, et je vais lui dire quelque chose de gentil : Aaaaa…Maaaaa…Ooooo…

Ils ont peur. Je ne voulais pas les effrayer. La femme serre le bras de son homme. Elle compte les stations sur le tableau. Je leur fais un grand sourire et reprends : Aaaaa…Maaaaa…Ooooo…Ils se lèvent et vont s’installer à l’autre bout du wagon. Je ne voulais pas les embêter.Les autres voyageurs commencent à me regarder. Ils se disent : quel homme étrange ! D’où vient-il ? Je me tourne vers un groupe de voyageurs. Rien sur le visage. La fatigue. Je gesticule. Je souris et leur dis : Aaaaa…Maaaaa…Ooooo…Il est fou. Il est saoul. Il est bizarre. Il peut être dangereux. Inquiétant. Quelle langue est-ce ? Il n’est pas rasé. J’ai peur. Il n’est pas de chez nous, il a les cheveux crépus. Il faut l’enfermer.

Qu’est-ce qu’il veut dire ? Il ne se sent pas bien. Qu’est-ce qu’il veut ?

Rien. Je ne voulais rien dire. Je voulais parle . Parler avec quelqu’un. Parler du temps qu’il fait. Parler de mon pays ; c’est le printemps chez moi ; le parfum des fleurs ; la couleur de l’herbe ; les yeux des enfants ; le soleil ; la violence du besoin ; le chômage ; la misère que j’ai fuie. On irait prendre un café, échanger nos adresses…

Tiens, c’est le contrôleur. Je sors mon ticket, ma carte de séjour, ma carte de travail, mon passeport. C’est machinal. Je sors aussi la photo de mes enfants. Ils sont trois, beaux comme des soleils ; Ma fille est une petite gazelle ; elle a des diamants dans les yeux. Mon aîné va à l’école et joue avec les nuages. L’autre s’occupe des brebis.

Je montre tout. Il fait un trou dans le ticket et ne me regarde même pas. Je vais lui parler. Il faut qu’il me regarde. Je mets ma main sur son épaule. Je lui souris et lui dis : Aaaaa…Maaaaa…Ooooo…Il met son doigt sur la tempe et le tourne. Je relève le col de mon pardessus et me regarde dans la vitre :

Tu es fou. Bizarre. Dangereux ? Non. Tu es seul. Invisible. Transparent. C’est pour cela qu’on te marche dessus.

Je n’ai plus d’imagination. L’usine ne s’arrêtera pas. Il y aura toujours des nuages sur la ville. Dans le métro, ce sera l’indifférence du métal. C’est triste. Le rêve, ce sera pour une autre fois. A la fin du mois, j’irai à la poste envoyer un mandat à ma femme. A la fin du mois, je n’irai pas à la poste. Je retourne chez moi.

Il descend au terminus, met les mains dans les poches et se dirige, sans se presser, vers la sortie.

Annexe 2 : T. BEN JELLOUN, « Au café » Les amandiers…, p. 95

- Le temps passe. Il passe en nous. Il passe mieux depuis que Al Imam a confisqué les montres des citoyens et arrêté les horloges de la ville. C’est une bonne chose. Le temps ne nous appartient pas. Le temps comme toute autre chose appartient à Dieu. Depuis que le temps a disparu de la ville, les astres ne nous concernent plus. Après tout pour quoi faire ?

Que faire d’une journée ? Laissons-la passer. Elle passe avec ou sans nous.

Annexe 3 : G. PEREC, Les Choses, Paris, Julliard, 1965 (Pocket),  p. 99

L’emploi du temps de Sylvie rythmait leur vie. Leur semaine se composait de jours fastes : le lundi, parce que la matinée était libre, et parce que les programmes des cinémas changeaient, le mercredi, parce que l’après-midi était libre, le vendredi parce que la journée entière était libre et parce que, à nouveau, changeaient les programmes – et de jours néfastes : les autres. Le dimanche était un jour neutre, agréable le matin – ils restaient au lit, les hebdomadaires de Paris arrivaient, long l’après-midi, sinistre le soir, à moins que, par hasard, un film ne les attirât, mais il était rare que deux films notables, ou simplement visibles, soient donnés dans la même demi-semaine. Ainsi passaient les semaines. Elles se succédaient avec une régularité mécanique : quatre semaines faisaient un mois, ou à peu près ; les mois se ressemblaient tous. Les jours, après avoir été de plus en plus courts, devinrent de plus en plus longs. L’hiver était humide, presque froid. Leur vie s’écoulait.

Annexe 4 : N. KETTANE, Le Sourire de Brahim, Paris, Denoël, 1985, p. 93

Le Temps, Brahim avait l’impression que cette donnée n’intéressait personne. Il lui semblait que tout se faisait au ralenti. Trois heures que son groupe et lui étaient déjà là et les responsables de la Kasma de Cheraga  semblaient prendre un malin plaisir à faire durer les formalités. Il ne savait pas où ses camarades et lui allaient être h ébergés, ni quel moyen de transport ils emprunteraient. Attendre, attendre et encore attendre. Tout, autour de lui, semblait contredire le fameux Time is money des financiers internationaux.

Annexe 5 : L. HOUARI, Zeida de nulle part, Paris, L’Harmattan, 1985, p.26

Ils restèrent des heures et des heures à attendre, dans la chaleur qui les suffoquait, la fatigue, la faim, la soif…Zeida ne pouvait pas s’empêcher de dire :

-Qu’est-ce qu’ils sont mal organisés, ici, au moins pour ça, là-bas, ça va plus vite !

-Vous n’êtes pas en Europe, les gens ont tout leur temps et si tu fais trop de commentaires, tu risques de passer tes vacances à la douane.

Il disait cela, mais dans le fond il n’était pas content du tout !

(1) La première partie de cet article a paru dans Le Soir du 13/7/2004 sous le titre « La francophonie, un combat d’arrière-garde ? »

(2) 25/6/2004

3) ATTALI J., « Géopolitique de la langue française », in  Dialogues et cultures n°45, FIPF, Paris,  pp. 51-61.

(4) HAGÈGE C., Le souffle de la langue. Voies et destins des parlers d’Europe, Paris, Odile Jacob, 1992.

(5) BLANCHE-BENVENISTE C. et al., EuRom4 : Méthode d’enseignment simultané des langues romanes : portugais, espagnol, italien, français. Firenze, Nuova Italia (800 p + cédérom), 1997.

KLEIN H.G. et STEGMANN T. , EurocomRom – Die sieben Siebe : Romanische Sprachen sofort lesen können. Aachen, Shaker, 2000. 

(6) Je recommande vivement l’anthologie Littérature francophone publiée par l’A.C.C.T. chez Nathan en 1992. Dans le n°39 de Dialogues et cultures (revue de la FIPF), on trouvera plusieurs propositions de parcours thématiques au départ de textes de cette anthologie.

(7) GOLDENSTEIN J.-P., Pour une lecture-écriture, Bruxelles, De Boeck-Duculot,  1984, pp. 201-214.

(8) LITS M. (1994), “ Approche interculturelle et identité narrative ”. In Études de linguistique appliquée, n° 93, janvier-mars 1994, pp.25-38.

(9) RICOEUR , Temps et récit, Paris , Seuil, 1985.

(10) In DEZUTTER O. & HULHOVEN Th..,La Nouvelle. Vade-mecum du professeur de français. Bruxelles, Didier Hatier, 1991, p.32

(11) LITS M., op. cit., p.31.

(12) J’ai explicité les fondements de cette approche anthropologique des textes littéraires dans mon ouvrage Littérature comparée et reconnaissance interculturelle, Bruxelles, De Boeck-Duculot, 1994.

(13) LITS M. op. cit., p.34.

(14) BEACCO J. Cl. « La construction du savoir culturel » in BEACCO J.Cl. et LIEUTAUD S., Mœurs et mythes. Lecture des civilisations et documents authentiques écrits, Paris, Hachette, 1981, p.26 (« Le français dans le monde/BELC »), pp.22-33.

(15) DANINOS P., Vacances à tous prix, Paris, Hachette, 1958, pp. 29-32. Repris et analysé dans COLLÈS L., Littérature comparée…, pp.150-154.

(16) HALL E.T., La Danse de la vie, Paris, Seuil, 1984 et Au-delà de la culture, Paris, Seuil, 1979.

(17) SCHUON F.  Comprendre l’Islam, Paris, Seuil, Points Sagesses, 1984, p.37.

(18) DU PASQUIER R., Découverte de l’Islam, Paris, Seuil, Points Sagesses, 1984, p. 91.

(19) Ainsi Edgard Weber donne-t-il de cette lenteur une explication de type économique : elle serait le substrat d’une mentalité restée fort rurale. Certes, la nature a aussi ses exigences (la moisson n’attend pas !), mais l’agriculteur dispose malgré tout d’une certaine liberté d’organisation. Ce serait la raison pour laquelle, à la campagne, on prend le temps de se rencontrer et de se parler.


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