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Blog de Luc Collès
6 juillet 2014

Approche littéraire et approche scientifique du monde

Pour une épistémologie de l’implication au cours de français

)

La littérature : un savoir morcelé et formel

Depuis la fin des années quatre-vingt, on assiste dans l’ensemble des pays industrialisés à l’extension d’un modèle culturel où prévalent la logique fonctionnaliste, le discours scientifique et le morcellement des savoirs. L’école est, par excellence, le lieu de ces manifestations. Comme le dit Amor Séoud (2001), « si l’école est en crise actuellement, c’est non pas précisément parce qu’elle n’est pas adaptée à la société, mais bel et bien parce qu’elle cherche à le faire, et qu’à l’instar de n’importe quelle entreprise, elle s’accorde la fonction, dans le domaine qui est le sien, de ‘vendre des services’. Elle subit ainsi la loi fatale de la privatisation, de la libéralisation – celle où le client est roi. »

Nico Hirtt a consacré un ouvrage à ce qu’il appelle « l’école prostituée ». L’expression est peut-être un peu forte, mais il pointe très justement la mise en adéquation de l’enseignement avec les nouvelles attentes des puissances industrielles et financières. Significatif de cette orientation est le glissement des savoirs vers les compétences. « Par opposition à la qualification, qui est un ensemble de savoirs (connaissances et compétences) reconnu, certifié et assorti de garanties sociales, la compétence est essentiellement un catalogue flexible, modulaire de savoir-faire et d’attitudes. Les connaissances sont reléguées au second plan, car jugées trop vite obsolètes et d’un trop faible rendement dans la quête d’adaptabilité et de compétivité. » (Hirtt 2001 : 28)

Au regard de cette nouvelle orientation, il devient difficile de justifier la place de la littérature dans l’enseignement. Si on s’intéresse encore à la littérature, c’est pour développer des techniques d’analyse et des savoirs-faire discursifs. Un objectif central est affirmé par les programmes, faire acquérir la maîtrise des discours : narratif, descriptif, explicatif et argumentatif avec toutes leurs combinaisons. Mais la typologie des textes n’est qu’un élément parmi d’autres. L’attention portée aux genres est, elle aussi, primordiale. Cette tyrannie formaliste trouve naturellement son expression dans des manuels de français où les textes ne sont généralement convoqués que pour prouver leur appartenance à un type et à un genre, sans préjudice, naturellement, de la situation d’énonciation et des schémas narratologiques. Dès lors, comment les élèves peuvent-ils s’intéresser à la littérature quand ils doivent presque exclusivement se pencher sur des notions techniques ?

Henri Mitterand a radiographié récemment les programmes de français des lycées en France. Il constate que l’apport des grands linguistes du XXe siècle est en fait galvaudé et « sacrifié à un saucissonage des œuvres, à un décompte positiviste et désséché de leurs matériaux ». On ne trouve rien sur l’imaginaire, ni sur le rêve, ni sur les idées, ni sur la personnalité de l’auteur, rien sur la relation de l’œuvre à l’histoire, rien sur l’art. « La littérature, ses savoirs, ses découvertes, ses enseignements et ses charmes ? L’immersion du lecteur dans des pages qui l’enchantent ? Hors sujet ! Disséquons plutôt les variantes, les champs lexicaux, les arguments et les tirages… . » (Mitterand  2005 : 45)

Une pensée écologisante

Ce constat rejoint celui, plus global, d’Edgar Morin (La tête bien faite, 1999), pour qui il convient de freiner le dépérissement démocratique que suscite, dans tous les champs de l’activité humaine, l’expansion de l’autorité des experts, spécialistes de tous ordres, qui rétrécit progressivement la compétence des citoyens. Car « nous sommes aujourd’hui, dit-il, victimes de deux types de pensée close : l’une, la pensée parcellaire de la techno-science bureaucratisée qui découpe le tissu complexe du réel en tranches de saucisson, l’autre, la pensée de plus en plus fermée, repliée sur l’ethnie ou la nation, qui morcelle en puzzle le tissu de la Terre-Patrie ». (Morin 1999 : 118)

Ce que Morin nous suggère, c’est d’aller dans le sens d’une « pensée écologisante », pensée qui nous imposerait de situer notre discours didactique dans son environnement culturel, social, économique et politique. Dans son ouvrage, Morin propose cinq finalités au système éducatif :

  • fournir une culture qui permette d’organiser la connaissance : distinguer, contextualiser, globaliser, affronter la complexité par l’approche des sciences de la terre, de la cosmologie, de l’écologie ;
  • éduquer pour la compréhension humaine entre proches et lointains, grâce à l’apport combiné des sciences de la vie, des sciences humaines, de la littérature et des arts ;
  • apprendre à vivre par la découverte de soi grâce à l’auto-observation, le développement de la rationalité critique à travers une pédagogie conjointe groupant philosophes, psychologues, sociologues, historiens et écrivains ;
  • apprendre à assumer l’incertitude, développer l’aptitude à penser « l’écologie de l’action » pour être apte à élaborer des stratégies, afin d’effectuer en toute conscience des paris (« le pari, c’est l’intégration de l’incertitude dans la foi ou l’espoir ») ;
  • apprendre la citoyenneté : affiliation à la triple identité nationale, continentale et terrienne, dans la conscience d’une communauté de destin et pas seulement d’une communauté de passé.

 

Morin précise comment ces cinq finalités pourraient être développées à chacun des trois degrés du système éducatif : primaire, secondaire et universitaire. Il propose notamment à ce niveau de prélever dix pour-cent du temps de cours pour un enseignement commun portant sur les présupposés des différents savoirs et sur les possibilités de les faire communiquer. Ainsi sa réforme se veut-elle le fruit d’une  vision globale et cohérente.

Implication et approche anthropologique

On voudrait aller ici dans le sens de cette “ pensée écologisante ” en montrant que la didactique du français doit engager une épistémologie de l’implication et présenter la littérature comme témoin d’une saisie du monde alternative à la saisie scientifique. Pierre Yerlès définit bien cette orientation (1997 : 296-306). Si la littérature, affirme-t-il,  est la fille oedipienne du mythe, c’est bien cette lumière particulière du mythe sur le monde qui peut interpeller les élèves. Il s’agit de répondre à des questions urgentes : Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Pourquoi souffrir ? Pourquoi mourir ?… Des questions que n’épuise pas la réponse scientifique. Et Yerlès poursuit : « Tout enseignement de la langue inattentif au rapport littéraire, ou plus simplement à la dimension métaphorique du langage, est privé de cette énergie qui seule peut donner plein sens à l’apprentissage langagier » (p.305)

C’est la fonction anthropologique de la littérature que nous voudrions mettre ici en évidence. Nous partageons la réflexion de Pierre Péju (1989 : 25-26) sur la valeur existentielle des contes, mais nous l’élargissons à tout récit : « Ecouter une histoire permet de prélever dans la matière narrative des noms, des scènes, des objets étonnants, des situations particulières, des gestes, des expressions dont on pourra faire quelque chose. Secrètement, on écoute en vue d’aller plus loin dans sa propre vie, en vue de s’inquiéter, en vue de se poser des questions dont on n’aurait jamais eu l’idée sans l’occasion offerte par un récit lui-même toujours rencontré, toujours un peu trouvé par hasard. »

Le texte littéraire véhicule des images dont la reconnaissance, à travers un triple mouvement de sublimation, de projection et d’identification, confère au lecteur une identité.  Mais comme ces images renvoient aussi à des mythes reconnus et acceptés par le groupe dont l’auteur fait partie et où son œuvre est d’abord reçue, ce processus d’identification a valeur sociale également. Ainsi la définition que Didier Anzieu (1970) donne du mythe pourrait-elle convenir pour l’œuvre littéraire telle que nous la concevons ici : « Le mythe remplit une fonction essentiellement intellectuelle ; il exprime sous une forme symbolique concrète et par là accessible au plus grand nombre, le système conceptuel qui permet aux hommes d’une société donnée de penser, avec une même cohérence, la nature et la société. »

Le texte littéraire constitue donc un excellent support d’analyse pour l’enseignant qui tente d’amener ses étudiants à saisir une culture, à commencer par la leur, entendue comme un « système de valeurs dynamiques formé d’éléments acquis, avec des postulats, des croyances et des règles qui permettent aux membres d’établir des rapports entre eux et avec le monde, de communiquer et de développer les capacités créatrices qui existent chez eux. » (définition donnée par la Commission canadienne pour l’Unesco en 1977). Cela étant, il importe de bien situer l’apport de la littérature dans notre démarche d’analyse culturelle.

La fiction agence des gestes courants de la vie quotidienne, mais elle ne combine pas nécessairement ces emprunts de façon vraisemblable. Ainsi, Paul Pelckmans (1987 : 257-258) nous fait-il remarquer : « Balzac, lui, aura bien cherché à peindre le monde comme il va. Le réalisme de la Comédie humaine est pourtant lui aussi sujet à caution : les intrigues y sont dictées par divers schémas narratifs préexistants, empruntés entre autres à la tradition du roman noir ». Ce critique définit la littérature comme écart : « Le prix des œuvres est non certes de lâcher le réel, mais d’y ajouter, d’enrichir les vécus quotidiens de nouvelles résonances. »

Une fois perçue l’originalité de l’auteur, le texte littéraire apparaît  comme l’expression et la mise en forme esthétique de représentations partagées par les membres d’une même communauté. Nous avons développé cette conception dans notre ouvrage, Littérature comparée et reconnaissance interculturelle (1994). Nous multiplions les regards en cernant progressivement, dans un jeu de ressemblances et de différences, les contours du modèle culturel que le texte représente ou subvertit d’une manière ou d’une autre. En l’occurrence, il s’est agi, dans les expériences réalisées à l’époque (Collès 1993), de comparer la manière dont Maghrébins et Occidentaux francophones (Français et Belges) appréhendent un certain nombre de traits culturels repérables dans les œuvres étudiées.

Parmi ceux-ci, les systèmes spatial et temporel ont particulièrement retenu notre attention car E.-T. Hall (1978) a souligné qu’ils sont déterminants dans la caractérisation d’une culture. On a donc cherché à déceler quelles perceptions différentes de l’espace et du temps affleurent dans les textes abordés, quelles conduites elles manifestent et à quelles valeurs elles répondent. Ces composantes socioculturelles ont ainsi fait entrer les élèves dans des visions du monde différentes où interviennent bien d’autres aspects connexes : rapport au corps, à la famille, au sacré…Ils se sont sentis pour la plupart concernés par les thèmes abordés. Invités à parler non pas tant de leurs valeurs et de leur culture qu’à travers leurs valeurs, ils avaient envie de se dire à leurs compagnons ou compagnes de classe.

Spécificité de la littérature

Mais, s’il s’agit de confronter les élèves aux “ grands problèmes humains ” pour rendre les cours de français intéressants et impliquer les élèves, pourquoi faut-il passer nécessairement par la littérature ? Articles de presse, récits de vie et essais divers ne feraient-ils pas aussi bien, voire mieux, l’affaire ? Georges Legros se posait déjà la question en juin 1995  dans un numéro du Français aujourd’hui consacré au rapport entre la littérature et les valeurs. Il fait alors le constat que, « dans notre culture, la valeur accordée aux œuvres ne tient pas à leurs contenus, mais, comme en musique ou en peinture, à leur place et à leur rôle par rapport à celles qui les ont précédées et suivies. Ce qui fait de la littérature une aventure collective d’exploration des rapports de l’homme au monde et à lui-même, à travers les diverses possibilités d’expression offertes par le langage. » (p.83). Et cette exploration se fera sur le mode de l’interrogation.

La littérature est, le plus souvent, en nos temps de crise, le lieu d’une recherche de nouvelles valeurs. Le roman, par exemple, est un genre qui interroge de manière différente les sens qu’il propose, par le recul même de la fiction qu’il impose et la multitude des langages sociaux qu’il incorpore. On se référera ici à la thèse de Mikhaïl Bakhtine (1978) sur le « pluralisme » du roman. Ce genre apparaît aujourd’hui beaucoup plus comme un lieu d’interrogation sur le sens et les valeurs que comme délivrant des propositions de sens et d’action. Il est sujet à des lectures contradictoires, et c’est bien là son intérêt pour les élèves.

Todorov (1989) a mis au jour des catégories qui nous permettent d’interroger les textes dans une perspective anthropologique. L’homme ou les hommes sont-ils évoqués de manière générale : où et comment ? La relativité des choses, selon le lieu, le moment, est-elle suggérée : où et comment ? Quelles sont les places respectives de la famille, du clan, de l’ethnie, du sexe, du pays, auxquels appartiennent l’auteur et ses personnages ? Quel groupe – dans l’énumération précédente – est particulièrement défendu et combattu : comment et pourquoi ? Quelle est la présentation de l’étranger : est-elle positive ou négative ? Pourquoi ? Cet examen a tout à gagner à être lié au savoir sur l’argumentation et à être fondé sur le repérage d’indices formels (termes axiologiques, récurrences lexicales, examen des présupposés et des implicites du texte, du mode de relation établi avec le lecteur…). C’est dans cette mesure que ce travail technique aura une finalité pragmatique : faire émerger les sens du texte.

Paul Aron (2004 : 46-47) rappelle que ce qui fonde l’intérêt de la majorité des lecteurs, c’est cette adéquation singulière du langage avec l’expérience humaine et les effets de plaisir qui en résultent. Mais, en complément, il formule quatre propositions :

  • Le littéraire est un lieu d’apprentissage de comportements socialement utiles : argumentation rhétorique, maîtrise de divers registres émotionnels et esthétiques et maniement des ressources de la langue ;
  • La littérature est, sur le plan linguistique, un étonnant lieu d’ajustement complexe entre différents plans de discours (importance de l’intertexte, de l’interdiscursivité).
  • Le littéraire est un lieu ouvert d’affrontement pacifique de critères d’évaluation (parce que, précisément, il y a pluralité des valeurs de lecture).
  • Le littéraire est enfin un lieu de connaissance d’une dimension patrimoniale, la prise de conscience d’une histoire et d’une tradition.

 

Enracinement et arrachement

Ces considérations n’ont rien de révolutionnaire, sauf peut-être à l’égard d’un certain nombre de pratiques académiques. Ce que nous voudrions surtout mettre en évidence, c’est que cette approche de la littérature s’inscrit dans une tension plus largement culturelle. Jean-Louis Genard (2001 : 33) aborde cette problématique dans son ouvrage intitulé Les pouvoirs de la culture. Tension entre ceux qui pensent la culture en termes d’enracinement et ceux qui la pensent en termes d’arrachement à la tradition. Cette tension est à ce point constitutive de la culture moderne que celle-ci a fait de la querelle des anciens et des modernes une de ses figures centrales. Comme le remarque l’herméneutique, la culture est toujours déjà là. Et à ce titre, elle est assurément l’horizon de nos précompréhensions du monde.

Le processus culturel suppose un rapport nourri, mais critique, avec le passé, avec l’histoire et la mémoire et, en particulier, avec ce qui témoigne dans le passé de la richesse de ce travail cultureL. Ces significations stabilisées (dans la langue, le patrimoine, les lieux de mémoire…) apparaissent comme les ressources sur lesquelles le travail culturel prend appui. Mais  il s’agit d’un dialogue qui appelle non la répétition – ce qui supposerait une conception figée de l’identité – mais plutôt la réappropriation et le dépassement. Pour Koselleck (cité par Genard 2001 : 34), notre rapport au monde se trouve tiraillé entre ce qu’il appelle « l’espace d’expérience » d’une part et « l’horizon d’attente » de l’autre. L’espace d’expérience en est plutôt la dimension rétrospective. Il renvoie à des savoirs immédiatement disponibles dont la validité est tenue pour acquise. Ceux-ci se sont constitués au gré de notre biographie et structurent notre mémoire. Ils renvoient aussi à des expériences collectives que nous n’avons pas directement vécues mais qui nous ont été rapportées. C’est là, pourrions-nous dire, la composante factuelle de notre culture.

L’horizon d’attente vise au contraire la dimension prospective de ce même rapport au monde. Il est multiple, allant d’attentes perceptuelles, émotionnelles à des attentes politiques par exemple. Il est peuplé de souhaits, d’espoirs, de craintes aussi, bref de « toutes les manifestations privées ou communes visant le futur »  (Ricoeur 1985 : 376).

Ces analyses éclairent bien la dualité temporelle contenue dans ce que nous entendons par culture. Aujourd’hui prévaut souvent l’image d’une identité figée qu’il s’agit de préserver à l’état authentique, plutôt que celle d’une identité comme construction, comme processus d’emprunts, de métissages… C’est dire que s’il est vrai que chacun d’entre nous est l’héritier de traditions, de significations qui ont façonné en profondeur notre identité, c’est aussi un acquis culturel que d’être capable de s’arracher, de prendre ses distances par rapport à ces héritages et de se nourrir, le cas échéant, des acquis culturels forgés dans des contextes qui nous sont étrangers.

En classe de littérature, cela suppose donc l’ouverture à la découverte, à la formulation d’hypothèses plutôt qu’à la transmission de sens prédéfinis. Cela suppose aussi l’ouverture aux littératures étrangères, porteuses d’autres identités, et, parmi elles, aux littératures francophones. La découverte d’œuvres écrites en français, issues d’identités culturelles américaines, africaines et arabes, permet à l’élève dont le français est langue maternelle, seconde ou étrangère, d’élargir son patrimoine linguistique et culturel et d’aller à la rencontre de l’autre pour mieux se découvrir soi-même. Cet « ailleurs » qui s’affirme ainsi à l’intérieur de la langue française ouvre des horizons nouveaux, tant dans la reconnaissance d’autres écritures, de voix marquées par la culture d’origine que de thématiques nouvelles (Collès 2006). Elle permet à l’élève d’être dans cette optique prospective dont nous parlions plus haut.

Pratiquement, l’essentiel à l’école est alors de créer un contexte qui favorise les échanges et la capacité de décentration de chacun, de permettre à chaque élève de comprendre des ensembles donnés de significations et de s’approprier en toute liberté certaines valeurs. Ce n’est qu’à cette condition que la formation reçue peut être significative. Cette optique nous éloigne des savoir-faire discursifs et des savoirs purement formels qui ne font que lasser les élèves.

Une perspective actionnelle

Pour donner sens à l’apprentissage, au-delà d’une logique fonctionnaliste et d’un savoir atomisé, il ne suffit pas d’aborder la littérature dans une optique existentielle ou anthropologique ou de l’interpréter sur le mode de la co-construction du sens. Il importe aussi de l’inscrire dans une perspective actionnelle.  Cristian Puren (2007) a essayé de tirer, pour l’enseignement de la littérature, toutes les implications de la perspective actionnelle ébauchée dans le Cadre européen commun de référence pour les langues (CECR) (2001) dont l’objectif est la formation d’ « un acteur social » à travers la pédagogie du projet.

Les enseignants utilisent depuis longtemps ces formes d’action sociale par la littérature que sont les représentations de pièces de théâtres ou les lectures publiques de poèmes. Dans la pédagogie Freinet, la notion de production écrite collective est importante, telle que le « journal de classe » destiné à être diffusé dans l’école et hors de l’école. Cette idée peut être combinée aisément avec celle des « ateliers d’écriture », dans lesquels les élèves produisent et publient collectivement des recueils de nouvelles ou de poèmes. Mais on peut concevoir des projets sociaux réels plus originaux faisant appel à la littérature. Par exemple, des élèves tunisiens pourraient traduire en arabe des poèmes français et en faire la lecture dans d’autres classes. Ce qui implique qu’ensemble ils lisent des recueils, sélectionnent des poèmes et en travaillent la traduction : autant d’occasions de donner du sens à des tâches d’apprentissage linguistique et culturel. C’est la « compétence de médiation » introduite dans le CECR qui est ici développée.

Il n’est pas toujours aisé d’exploiter la littérature dans le cadre d’actions sociales réelles, mais rien ni personne ne devrait empêcher de combiner pédagogie du projet et simulation. Puren prend l’exemple d’un projet, supposé être présenté à un éditeur, d’édition illustrée d’une nouvelle : les élèves devraient pour cela chercher et sélectionner les différentes illustrations, et se mettre d’accord entre eux pour réaliser le montage correspondant. Dans cet exemple, comme sans doute dans beaucoup d’autres qui pourraient être imaginés en simulation, la dimension interdisciplinaire chère à Edgar Morin pourrait être envisagée (collaboration avec le professeur d’arts plastiques dans l’exemple donné). La publication finale sur Internet pourrait donner à cette production des élèves une dimension de « réalité sociale » qui peut certainement aider à leur motivation.

Il ne s’agit pas ici de renier l’explication « traditionnelle » des textes littéraires. Puren propose une typologie de l’analyse actionnelle des textes littéraires, c’est-à-dire une analyse des textes en termes de tâches à réaliser par les élèves : paraphraser, analyser, interpréter, extrapoler, comparer, réagir et transposer. Evidemment, ces différentes tâches vont devoir être sélectionnées, combinées et articulées différemment en fonction de la spécificité de chaque document. Cette typologie devrait permettre d’imaginer une grande variété d’exercices et d’entraîner les élèves à leur utilisation de manière progressive, comme le veut tout bon entraînement sportif.

Ces tâches peuvent être combinées sur un même document ou à l’intérieur d’un même projet. L’enseignant tunisien, pour préparer la traduction en arabe des poèmes français choisis par les élèves, pour le choix et le montage des illustrations d’une nouvelle, pourra bien sûr proposer à ses élèves une explication de ces textes qui leur permette d’abord de bien comprendre leur cohésion et leur progression internes, leurs implicites et connotations, leur représentativité sociale, enfin les échos qu’ils peuvent éveiller chez des lecteurs de leur pays, mais la « logique du projet » voudrait qu’il ne propose qu’une explication partielle limitée aux seules tâches indispensables par rapport au projet en cours.

L’idéal serait que ces différentes étapes soient prises en charge par les élèves eux-mêmes avec l’aide du professeur. Qu’ils se posent les questions suivantes : « Pourquoi allons-nous maintenant faire une explication de texte ? Quel texte allons-nous choisir et sur quels critères ? Quelle tâche allons-nous réaliser sur ce texte et pourquoi ? Quels moyens allons-nous nous donner pour le faire ? Combien de temps nous donnons-nous ? Qui se charge de quoi ?, etc.

C’est donc en s’impliquant eux-mêmes que les élèves feront en sorte que le dire scolaire sur le texte littéraire soit devenu un véritable faire social. C’est ainsi que l’école pourra relever le défi du sens et faire de la littérature un bien symbolique de première nécessité.

 

Luc Collès- UCL-CRIPEDIS

Bibliographie

Aron, Paul (2004). « La valeur des études littéraires ». In Les valeurs dans/de la littérature (Textes réunis par Karl Canvat et Georges Legros). Namur : Presses universitaires de Namur (« Diptyque »), pp.37-54.

Anzieu, Didier (1970). « Freud et la mythologie ». In Nouvelle revue de psychanalyse, n°1.

Bakhtine, Mikhaïl (1978). Esthétique et théorie du roman. Paris : Gallimard.

Conseil de l’Europe (2001). Cadre européen commun de référence pour les langues, Paris : Conseil de l’Europe, Didier,

Collès, Luc (2006). « S’engager en francophonie ». In Enjeux n°66, pp. 183-195.

Collès, Luc (1994). Littérature comparée et reconnaissance interculturelle. Bruxelles : De Boeck-Duculot.

Genard, Jean-Louis (2001). Les pouvoirs de la culture. Bruxelles : labor (« Quartier libre »).

Hall, E.-T. (1978) La dimension cachée. Paris : Points Seuil.

Hirtt, Nico (2001). L’école prostituée. L’offensive des entreprises sur l’enseignement. Bruxelles : Labor et CAL – Espace de libertés.

Legros, Georges (1995). « Mais pourquoi la littérature ? ». In Le français aujourd’hui n°110, « La littérature et les valeurs », pp.82-83.

Mitterand, Henri (2005). « Le français au lycée : radiographie des programmes ». In Le débat, n°135, Paris : Gallimard, pp.37-49.

Morin, Edgar (1999). La tête bien faite. Paris : Seuil.

Péju, Pierre.(1989). L’Archipel des Contes. Paris : Aubier.

Pelckmans, Paul (1987). « Littérature et histoire des mentalités ». In Introduction aux études littéraires :méthodes du texte, sous la direction de M. Delcroix et F. Hallyn. Paris-Gembloux, pp.253-265.

Puren, Chritian (2007). « Explication de textes et perspective actionnelle : la littérature entre le dire scolaire et le faire social ». A paraître dans Enjeux en juin 2007.

Ricoeur, Paul (1985), Temps et récit, tome III : Le temps raconté. Paris : Seuil.

Séoud, Amor (2001). « Les Enjeux extra-pédagogiques de l’enseignement du français, langue et littérature ». In Le français aujourd’hui, n°132 « Le français vu d’ailleurs ».

Todorov, Tzvetan (1989). Nous et les autres : la réflexion française sur la diversité humaine.Paris : Seuil.

Yerlès, Pierre (1997). « Enseigner la littérature : pour une axiomatique spécifique ». In Passions de lecture. Bruxelles : Didier Hatier, pp.296-306.





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