Cette étude s’appuie sur les apports inestimables d’un ouvrage que je recommande aux lecteurs : Hesna Cailliau, L’esprit des religions. Connaître les religions pour mieux comprendre les hommes., Toulouse, Milan, 2006.; de nombreuses citations en sont issues (marquées HC). Cet article applique les notions fondamentales de cet ouvrage à un roman d’Amélie Nothomb, Stupeurs et tremblements, Paris, Albin Michel, 1999 (désormais AN). On trouvera aussi une explicitation de ces notions dans un article que nous avons déposé sur ce blog:
http://alainindependant.canalblog.com/tag/colles/p20-0.html (Pour une pédagogie des échanges).

La culture désigne aujourd’hui presque tous les phénomènes de la société. Elle ne se limite plus aux arts et aux lettres. La notion de culture s’est déployée jusqu’à recouvrir tout type d’activité de la vie sociale; elle englobe tout, sans jugement de valeur. Cette dilution du terme de culture est cependant le résultat d’une longue évolution à travers l’histoire, qui a abouti à différentes conceptions de la culture ou des cultures, avec des glissements sémantiques. Aujourd’hui, deux tendances contradictoires et pourtant simultanées prévalent: d’un côté, l’exaltation des particularismes, la réaffirmation des racines de chaque peuple, et de l’autre, l’essor fulgurant d’un penchant vers l’uniformisation à dimension mondiale, en ligne directe des Etats-Unis. Cette confusion, cette prolifération de sens parfois opposés, sera la cause d’une crise culturelle inévitable.

Selon Hesna Cailliau, la culture est précisément l’ensemble des valeurs que transmet une religion pour permettre à un groupe humain de vivre ensemble. Ces valeurs s’expriment à travers l’art, les mythes et les symboles religieux. (p.17). La culture agit donc comme un facteur de cohésion sociale et d’harmonisation dans la coexistence de soi avec les autres. L’auteure souligne ici un premier glissement sémantique entre culture et civilisation, la première tenant plutôt du savoir-être, tandis que la seconde relève du savoir-faire. Une civilisation est donc l’ensemble des moyens techniques qui permettent de dompter un environnement particulier et de résoudre des problèmes de nature matérielle. Ainsi, alors même que la civilisation est liée à un lieu, sa validité est plus universelle que la culture qui se rattache au particularisme d’un peuple (p.18).

Notons également le glissement sémantique entre culture et nationalité. A l’intérieur de chaque nation, il existe une grande diversité de cultures liées aux classes sociales, aux identités régionales ou ethniques, aux formes d’habitat, aux groupes socioprofessionnels, aux sexes et aux classes d’âge. L’existence d’une culture transnationale est rendue possible (comme l’est par exemple la culture des jeunes). L’équation entre culture et nation n’est donc plus recevable et l’on peut dire que toute culture est interculturelle par définition.

Le sociologue néerlandais Geert Hofstede a soutenu une thèse (1994) selon laquelle une culture se définit par le système de valeurs auxquelles elle adhère et il s’est donc attaché à trouver des caractéristiques communes entre les différentes cultures. L’anthropologue américain E.T. Hall (1984) formule cette même affirmation en précisant que ces traits collectifs et partagés sont des règles de pensée et de comportement non dites et qu’elles relèvent donc souvent de l’inconscient. Notre article retracera ces caractéristiques dans le roman d’Amélie Nothomb.

En particulier, un extrait de ce roman semble infirmer une affirmation soutenue par H. Cailliau : les peuples (seraient) très sensibles au fait que l’on connaisse leur culture (p.22) ou, en d’autres termes, à la nécessité de créer des points de rencontre entre des cultures diverses. En effet, Amélie Nothomb écrit : (…) Entre vous et moi, il y a la même différence qu’entre Ryuichi Sakamoto et David Bowie. L’Orient et l’Occident. Derrière le conflit apparent, la même curiosité réciproque, les mêmes malentendus cachant un réel désir de s’entendre. (AN, p.156). Ce à quoi sa supérieure hiérarchique nippone répond allègrement : -Non.

Voici clairement un exemple de confrontation culturelle entre le Japon et la pensée occidentale. Et, comme seul celui qui connaît les religions/cultures des autres, peut comprendre la spécificité de la sienne (HC, p.23), adage reformulé humoristiquement par A. Nothomb : On ne sait ce qu’est un excentrique si l’on n’a pas rencontré un excentrique nippon” (AN, p.89) , comparons les valeurs de ces deux cultures, après avoir défini le choc que la rencontre de celles-ci peut provoquer.

Le choc culturel

Selon Margalit Cohen-Emerique (1999, p.304), le choc culturel est la confrontation des valeurs qui définissent une culture. Il apparaît au niveau individuel par une réaction de dépaysement (…) émotionnel et intellectuel. L’étranger est un miroir révélateur qui permet la prise en compte de la particularité de sa propre identité culturelle. Cela explique les phénomènes de rejet ou de racisme, car, selon Lacan, la première définition du Moi se fait par le stade du miroir. Le Moi-sujet aura alors une fascination pour son image, avant d’observer le monde extérieur. L’observation de l’environnement marque la seconde étape dans le processus d’identification du Moi. L’Autre devient le miroir. On assistera alors à une fascination, à un amour du Moi pour toute image d’un Autre qui est identique au Moi. Dès lors que cette image est différente de notre reflet, le sujet est inquiet et devient agressif. Selon Edmond Marc Lipiansky (1999), il y a dans l’acceptation de la différence un seuil de tolérance au-delà duquel la différence devient difficile à accepter. Le sujet tentera alors de gommer sa relation à l’Autre par :

* l’ethnocentrisme qui mène à penser l’autre selon soi et donc à ignorer l’envergure de sa propre subjectivité culturelle.

Exemple : Dans ma douce candeur, j’avais imaginé qu’en m’humiliant ainsi pour le salut de leur réputation, en m’abaissant moi-même afin de n’avoir aucun reproche à leur adresser, j’allais susciter des protestations polies. (…) Or, c’était la troisième fois que je sortais mon laïus et il n’y avait toujours pas eu de dénégation. (AN, p.180-181). Dans cet exemple, Amélie projette sur le système de pensée nippon sa manière occidentale d’agir et s’étonne de la non-réaction de ses supérieurs.

* le relativisme (ou égalitarisme) qui mène à nier les différences culturelles en prétendant que toutes les cultures sont égales et se valent.

Exemple : derrière le conflit apparent, la même curiosité réciproque, les mêmes malentendus cachant un réel désir de s’entendre. (AN, P.156), ce que Fubuki conteste.

* ou encore, le culturalisme qui rend l’Autre inaccessible par une insistance sur les différences culturelles.

Exemples : 1) Qui songe à contester la supériorité japonaise? (AN, p.68)

2) Toute beauté est poignante, mais la beauté japonaise est plus poignante encore. (AN, p.92)

Dany Crutzen (1998) propose un autre angle d’approche du choc culturel par ce qu’elle nomme „la dissonance cognitive”. Cette dissonance serait le résultat d’une tentative de réduction de l’inconfort psychologique causé par l’incompatibilité d’attitudes et de croyances impliquées simultanément. Ainsi, deux notions sont consonantes quand l’une d’elles implique logiquement l’autre et dissonantes lorsqu’elles sont illogiques, l’une d’elles impliquant psychologiquement l’inverse de l’autre.

Une illustration de cela dans Stupeur et tremblements serait l’épisode où, après avoir été humiliée publiquement, Fubuki pleure aux toilettes et Amélie va la rejoindre en croyant pouvoir la consoler, ce qui ne fait qu’amplifier son humiliation. En effet, le dernier bastion de son honneur qu’elle avait pu préserver, c’étaient ses larmes. Elle avait eu la force de ne pas pleurer devant nous. Et moi, futée, j’étais allée la regarder sangloter (…), comme si j’avais cherché à consommer sa honte jusqu’à la lie. Jamais elle n’eût pu concevoir (…) que mon comportement relevât de la bonté .(…) Il était clair que, selon elle, (…) mon seul but avait été la vengeance.” (AN, PP.126-127).

D. Cruzen précise cependant que le statut d’étranger ne présuppose pas la sujétion à la dissonance cognitive, mais que l’adaptation paradoxale s’impose à tous les humains mondialisés, même à ceux dont la migration n’est pas géographique.

La conception du temps et de l’espace

H. Caillau introduit son chapitre sur la conception du temps dans les différentes cultures par une métaphore sur la relation entre l’espace et le temps. Selon elle, le désert serait monothéiste et a fortiori occidental car il engage une infinie unicité, linéaire et chronologique, tandis que la mousson est orientale, en ce qu’elle implique l’idée du recommencement éternel du cycle (HC, p.35).

Ainsi, en Occident, le temps est linéaire et navette d’un passé à un futur, tout en dessinant une ligne montante qui pousse au progrès permanent et à la transposition de l’âge d’or dans le futur (HC, pp.35-40). Nous ferons remarquer ici une concordance entre les deux cultures. Rappelons le règne de la survalorisation de l’enfant en Occident et des valeurs de créativité qui y sont associées. Au Japon, jusqu’a l’anniversaire de leurs trois ans, les enfants sont considérés comme une divinité. L’enfa-divinité est un thème qu’explore A. Nothomb dans son roman Métaphysique des tubes (Albin Michel, 2000). En revanche, le règne de l’enfant en Occident mène à la dévalorisation des personnes âgées, contrairement à la logique orientale de l’ancienneté (en Afrique et en Asie) selon laquelle la vieillesse est signe de sagesse et d’expérience. Si, dès lors, dans la pensée occidentale, l’âge d’or se trouve dans l’avenir, la dépréciation des personnes âgées est paradoxale.

H. Cailliau précise que la conception du temps comme porteur d’amélioration a pour avantage de stimuler la créativité (HC p.37), ce qui a favorisé le progrès de la culture occidentale. A l’échelle individuelle, la linéarité du temps contraint à la progression, ce qui rend les échecs très difficiles à accepter. A l’inverse, en Asie, la conception cyclique permet de supporter plus facilement les échecs, étant donné qu’on a l’éternité pour se réaliser (HC, p.37).

Les Japonais ne tentent pas de résister au changement. Ainsi, nous pouvons dire qu’Amélie navigue entre ces deux conceptions. En effet, notre héroïne semble parfaitement s’adapter à ses nouvelles affectations à chaque fois qu’elle descend un étage dans la hiérarchie de l’entreprise (Comme il était bon de vivre sans orgueil et sans intelligence. J’hibernais, p.61). Elle y trouve même un moyen d’y exprimer sa créativité. Aussi, Amélie adore-t-elle se jeter dans le vide depuis son poste aux toilettes (AN, p.150), se donne des airs de samouraï au combat en tournant les pages des calendriers (AN, p.32) ou encore, rêve (AN, p.103).

La conception de l’éternelle renaissance a comme conséquence que les Asiatiques n’ont peur ni de la vieillesse, ni de la mort. Ainsi, le suicide n’est pas considéré comme lâche (ce qui est le cas dans la vision chrétienne), mais comme héroïque: (…) sauf si tu as commis la bêtise de te convertir au christianisme : tu as le droit de te suicider. Au Japon, nous savons que c’est un acte de grand honneur. (…) C’est là le plus haut espoir qu’un humain puisse nourrir (AN, pp.100-101, 103). C’est à partir de cette vision du suicide qu’elle écrit : le Japon est le pays où le taux de suicide est le plus élevé, comme chacun sait. Pour ma part, ce qui m’étonne, c’est que le suicide n’y soit pas plus fréquent. (AN, p.163)

Hall (La Danse de la vie, 1983) distingue également deux dominantes temporelles qui s’excluent réciproquement : le système polychrone, dans lequel l’individu réalise plusieurs actions en même temps sans horaire contraignant, et le système monochrone, linéaire, où les actions se succèdent chronologiquement sans se superposer.Les Japonais sont polychrones entre eux, mais strictement monochrones dans les relations d’affaires avec les Occidentaux, et les Français sont intellectuellement monochrones (depuis Descartes), mais ont un comportement polychrone.

Ainsi, l’impression de perdre son temps est le fait du monochrone. Quand A. Nothomb écrit : chaque jour, le temps perdait de sa consistance (AN, p.161) ou encore: la notion de temps disparut de mon existence pour laisser place à l’éternité du supplice (AN, p. 71), une transition se fait vers la manière de penser nippone. Elle continue : Nettoyage rituel qui ne servait à rien, puisque la cuvette de mon cerveau retrouverait la saleté tous les matins. (AN, p.162). L’évocation du rituel indique une conception cyclique du temps, typiquement asiatique. Certains traits sont cependant spécifiquement polychrones, comme :

- La flexibilité de la notion de propriété privée. Les Japonais empruntent aisément entre eux, sans forcément demander de permission. Ainsi, l’on peut considérer que la question de M. Tenchi : - Vous ne serez donc pas froissée si je m’attribue la paternité de votre rapport? (AN? P.43) n’est pas formulée par égards pour le sous-fifre que j’(Amélie) étais., mais bien par égard pour l’étrangère qu’est Amélie. Ce cadre supérieur engage avec elle des relations monochrones. Amélie s’en réjouit, alors qu’elle devrait s’en outrer, elle qui veut à tous prix être considérée comme japonaise.

La vie privée de chacun est connue et estimée, d’où l’étonnement d’Amélie face aux renseignements fournis sur les membres de la société : nom, prénom, date de naissance, le nom du conjoint et de ses enfants, avec, pour chacun, la date de naissance. (AN, p.17)

- La séparation entre travail et amitié, contrairement à beaucoup de pays occidentaux. Ainsi, quand A. Nothomb soutient l’hypothèse de la bière obligatoire entre collègues (AN, p. 163), elle fait preuve d’ethocentrisme, en projetant sa propre vision des événements sur la manière d’agir japonaise qui exclut complètement les liens d’amitié au travail. Il en va de même lorsque Amélie, trahie par Fubuli qui l’a dénoncée, lui reproche d’avoir trahi leur amitié. Fubuki lui répond alors que l’amitié est un bien grand mot. Je dirais plutôt ‘bonnes relations entre collègues’ (AN, p.54). Pour Amélie, dont la pensée est monochrone, son amitié (à Fubuki, lui) paraissait une raison plus que suffisante pour passer dix heures par jour au sein de la compagnie Yumimoto (AN, p.15), alors que cela n’est clairement pas applicable à sa supérieure directe.

L’introduction à ce chapitre nous montre le lien entre la conception du temps et celle de l’espace. Il est intéressant de noter qu’au Japon, le temps est représenté par un trait de pinceau, un élément spatial (Hall, 1984). La notion d’espace, dans le roman, apparaît sous une forme particulière, à savoir l’espace olfactif. La tolérance d’une culture à une certaine odeur est variable, la seule odeur exécrée universellement étant celle du cadavre. Le roman décrit minutieusement l’aversion pour la transpiration au Japon : Il n’y a pas plus honteux que la sueur. (…) Entre le suicide et la transpiration, n’hésite pas. (…) Si tu te donnes la mort, tu ne transpireras plus jamais et ton angoisse sera finie pour l’éternité. Ce dégoût explique le scandale provoqué par les auréoles de sueur du cadre hollandais (AN, pp.110-113).

Une seconde particularité nippone est l’importance accordée aux écrans visuels, de sorte que les cloisons séparant les pièces sont souvent en papier. La pensée cyclique asiatique a confiance dans le mouvement perpétuel, en l’impermanence des choses. La maison japonaise reflète cet éphémère par sa fragilité (HC, p. 84). Dans le cadre du roman, on peut donc facilement imaginer un vaste bureau, cloisonné pour isoler chacun (à l’image des „cubicles” aux Etats-Unis). A l’opposé, en Europe, nous construisons des murs épais, pour nous isoler acoustiquement, alors que nos baies vitrées s’élargissent de plus en plus, laissant les passants entrapercevoir nos pièces à vivre.

H. Cailliau écrit que la priorité de la voie par rapport au but entraîne l’éloge de l’instant présent (HC, p.57), créant une seconde métaphore spatiale. Afin de poursuivre cette voie, il faut se détacher du désir de la suivre. A cause de cette conception occidentale du but, vivons au futur, passons notre vie présente à penser à l’avenir alors que, dans la pensée asiatique, le passé est contenu dans le présent qui prépare l’avenir (HC, p.59). Ces perspectives opposées aboutissent à une divergence dans la vision de l’efficacité qui chamboule de pied en cap notre notion de l’entreprise : Au Japon, l’existence, c’est l’entreprise (AN, p.162).

L’entreprise

L’espace et le temps sont en conséquence un facteur clé pour la compréhension du fonctionnement de l’entreprise. La connaissance des règles qui régissent l’espace s’avère cruciale, car elle engendre des conflits don’t les hommes d’affaires ont tous fait l’expérience, car il faut apprendre des règles qui sont d’autant moins évidentes qu’elles ne sont généralement écrites nulle part. Quand Amélie comprend qu’au Japon, l’existence, c’est l’entreprise, elle ne manque pas d’écrire que certes, c’est une vérité qui a déjà été traitée dans nombre de traités d’économie consacrés à ce pays. Mais il y a un mur de différence entre lire une phrase dans un essai et la vivre (AN, p.162).

Deux conceptions de l’efficacité s’opposent donc radicalement. En Occident, le tout est de trouver la meilleure manière possible de parvenir le plus rapidement à son but, d’où l’importance des plans d’action et de l’initiative personnelle. Il me laissait donc carte blanche, écrit Amélie, ce qui, au Japon, est exceptionnel. Et il avait pris cette initiative sans demander l’avis de personne: c’était un gros risque pour lui” (AN, p.39). La protagoniste s’empresse sans plus attendre d’achever son rapport, utilisant de nombreux moyens, tous spectaculaires (AN, pp.40-42). L’efficacité asiatique prône l’observation de l’amorce d’un changement dans une situation. Il ne faut surtout pas agir lorsque celle-ci est défavorable, compliquée, car, selon la pensée cyclique, elle sera favorable bientôt et l’agissement n’en sera que facilité. L’iniative personnelle est dès lors condamnée, car elle se fait souvent dans un contexte défavorable (HC, pp.60-61).

L’auteure résume ce phénomène comme suit : l’efficience (asiatique) consiste à épouser la facilité, c’est-à-dire la tendance. (…) L’efficacité (occidentale) consiste à affronter la difficulté en imposant son projet (HC, p.62). Japonais et Chinois mesurent l’intelligence et l’efficacité, non à la logique, mais à la capacité de perception immédiate d’une situation favorable (HC, p.157). C’est ce qui explique pourquoi le pragmatisme est considéré comme une insulte dans le roman (AN, p.48). Cet esprit de combativité et de compétition, exalté en Europe, y fit naître le capitalisme (HC, p.73). Notre vie étant une lutte permanente, il faut forcer sa nature. H. Cailliau se permet ici une troisième métaphore spatiale très illustrative, en comparant le jardin français, taillé à la guise de l’homme, symétrique, non naturel, avec le jardin japonais qui paraît plus vrai qu’à l’état naturel (HC, p.76).

L’affrontement est, dans nos civilisations, une valeur, un témoin de notre courage et de notre personnalité. Le comportement d’Amélie, qui répond à ses supérieurs, en atteste à plusieurs reprises, mais à chaque fois, celle-ci se fait réprimander (AN, pp.46-49 et 177-179). Amélie croit dans les bienfaits de la communication et va jusqu’à affirmer : - Si on ne parle pas, il n’y a aucune chance de régler le problème, ce à quoi sa supérieure répond : ce qui me paraît encore plus certain, c’est que si on en parle, il y a de sérieux risques d’aggraver la situation (AN, p.53). La confrontation passe par les mots. Ce culte de la parole en Occident s’oppose au langage minimaliste nippon, modèle d’une culture au contexte riche et donc implicite, dans lequel l’important réside dans ce que l’on ne dit pas, plus que dans ce que l’on dit (HC, p.102). Cette considération amène à repenser la haute estime mutuelle qu’Amélie croit partager avec M. Tenshi, après les compliments de celui-ci sur la qualité de son rapport (An, pp.42-43). En effet, son encensement verbal relèverait de la trivialité, dès lors qu’il a été prononcé.

La discussion présente également le désagrément d’accroître l’esprit critique, ce qui est inconciliable avec l’importance accordée à la sauvegarde de la face. Ainsi, critiquer les propos d’une personne, même dans l’erreur, est inimaginable (HC, p.107). Les changements d’intonation altérant le sens des mots, la langue japonaise ne se prête aucunement à l’expression des sentiments, contrairement à nos langues où l’expression des sentiments se réalise par un changement d’intonation (HC, p.88). D’après Hesna Caillau (HC, p.86), l’expression de ses émotions est partout tabou en Asie : celui qui se met en colère perd la face, mais aussi celui qui l’a provoquée. Dans son roman, A. Nothom paraphrasera cela par Nettoyer des chiottes, aux yeux d’un Japonais, ce n’était pas honorable, mais ce n’était pas perdre la face (AN, p.133). Or, la tâche de la société est de refléter l’ordre de l’univers et de ne faire perdre la face à personne. Une éthique sociale est fondée sur le respect des rites et du protocole qui garantit l’ordre de bonne entente entre les individus. La maîtrise de soi est un élément crucial (HC, pp.85_87). Hesna Caillau prétend que la langue ne permet pas à l’individu de se soustraire de son environnement social, alors que, dans l’acceptation occidentale, l’expression du ‘moi, personnellement, je’ semble transcender l’environnement et de ne dépendre que de lui-même (HC, p.90).

Curieusement, la connaissance de la langue japonaise par un étranger indispose les Japonais (AN, p.20). Celle-ci, dans la continuité de sa propre langue, ne fait que renforcer son individualité, son particularisme. Cela se produit au cours du dialogue suivant :

A partir de maintenant, vous ne parlez plus japonais (…)

C’est impossible, personne ne peut obéir à un ordre pareil.

Ily a toujours moyen d’obéir. C’est ce que les cerveaux occidentaux devraient comprendre.

(…) Présenter ma démission eût été plus logique. Pourtant, je ne pouvais me résoudre à cette idée. Aux yeux d’un Occidental, ,ce n’eût rien eu d’infamant : aux yeux d’un Japonais, c’eût été perdre la face (…) (AN, p.21-22).

Notre culte du rapport à l'être unique s'oppose fermement à l'exaltation du lien social en Asie. Quand M. Saito demande à Amélie d'oublier la langue japonaise, c'est afin de préserver l'homogénéité du groupe social de l'entreprise, duquel une belgo-japonaise ne peut faire partie. L'harmonie du groupe supplante largement l'affirmation de soi (HC, p. 117). Dans cette optique, le Japonais est convaincu que l'on fait mieux à plusieurs que tout seul, ce qui se traduit en entreprise par un grand esprit d'équipe. Si nous privilégions la différentiation, les Asiatiques, eux, prêchent le conformisme et l'interdépendance. L'individu n'existe qu'à travers ses relations de dépendance aux autres (HC, p.89). L'équivalent du bonheur individuel en Occident est, au Japon, l'intégration parfaite de l'homme à un ordre social harmonieux, parfois au détriment du bien-être de l'individu (HC, P.139). Tout acte individualiste est réprimé, contrairement à l'Occident où la réalisation personnelle prime sur les projets collectifs: Je suis votre supérieure directe et tout le monde sait que c'est moi qui vous ai donné ce poste. C'est donc moi qui suis responsable de vos actes. (...) Vous vous conduisez aussi bassement que les autres Occidentaux : vous placez votre vanité personnelle plus haut que les intérêts de la compagnie.(...)

- Je vous donne ma parole d'honneur que je n'ai pas mal fait exprès? (...) Figurez-vous que l'honneur existe aussi en Occident (AN, pp.67-68)

Pour Fubuki, l'honneur n'existe que sous la forme du lien social. Le travail étant au service de l'intérêt et du bien commun, exercer un métier modeste ou dégringoler l'échelle sociale n'est pas considéré comme un déshonneur, car même le travail le plus modeste peut rendre service à la communauté (HC, p.141). Cela se retrouve dans le roman analysé à la page 133 : nettoyer des chiottes, aux yeux d'un Japonais, ce n'était pas honorable, mais ce n'était pas perdre la face et à la page 136 : (...) à aucun instant de ces sept mois (d'affectation aux toilettes) je n'eus le sentiment d'être humiliée.

L'insistance de Fubuki sur sa supériorité hiérarchique représente un autre facteur majeur dans la compréhension de l'entreprise japonaise. En comparaison avec les Français ou les Belges, dont le seuil d'acceptation de la hiérarchie et de la distribution inégale des pouvoirs est “moyen”, les Japonais vouent un culte à la hiérarchie et ainsi idéalisent l'inégalité (HC p.120). Cette dévotion à l'ordre social heurte l'honneur d'Amélie, habituée à une tradition du débat et du conflit, même face à la hiérarchie. Celle-ci écrit: Par bonheur, je ne fus pas assez stupide pour me laisser aller à ce qui, en pareille circonstance, eût été de l'ordre du réflexe: intervenir. (...) Cependant, il me serait impossible de prétendre être fière de ma sage abstention. L'honneur consiste le plus souvent à être idiot et ne vaut-il pas mieux se conduire comme un imbécile que de se déshonorer? (...) Le pire ne résidait-il pas dans notre soumission absolue à l'autorité? (AN, pp. 121-122).

Au Japon, il est inconcevable (…) de sauter même un seul échelon hiérarchique (AN, P. 25). Ainsi, il n'est possible que de s'entretenir avec son supérieur direct. Le roman d'Amélie Nothomb commence par l'établissement de la hiérarchie au sein de la société Yumimoto (Monsieur Haneda était le supérieur de Monsieur Omochi, qui était le supérieur de (...), p.7), ce qui prouve, dès le début, l'importance primordiale de la hiérarchie. Ceci fournit une explication au passage suivant : Dans un pays où, jusqu'à il y a peu, contrat ou pas contrat, on était engagé forcément pour toujours, on ne quittait pas un emploi sans y mettre les formes. Pour respecter la tradition, je devais présenter ma démission à chaque échelon hiérarchique (...), en commençant par le bas de la pyramide (AN, p. 164). Amélie évoque ici le contrat qui, suite à la primauté de la parole sur l’écrit, a moins d’importance que la parole donnée (HC, p.110). C’est pourquoi Amélie ne doit pas presenter sa demission sous forme de lettre, mais oralement, dans le bureau de ses supérieurs.

 

Hofstede insiste sur l’ampleur de la distance hiérarchique au sein de toute organisation. Au niveau de l’entreprise, cette distance se reflète dans le degré de hiérarchisation, d’autocratie et de collaboration. Nous ne pouvons considérer l’Occident comme un bloc uni; nous devons faire la distinction entre pays européens. Les Allemands, par exemple, sont influencés par le protestantisme et pratiquent une gestion consensuelle des rapports comparable aux Japonais, à l’inverse des Français qui, influencés par l’Eglise catholique romaine, établissent une grande distance entre les niveaux hiérarchiques (HC, pp.144-145). Le Japon est donc un intermédiaire entre ces conceptions.

 

Un point commun entre le Japon et la France serait l’accessibilité aux postes à haute responsabilité par toutes les strates socials. Hesna Cailliau fait cependant remarquer que, malgré l’obligation de rester à sa place dans la hiérarchie nippone, la mobilité sociale est bien plus grande au Japon qu’en France (HC, p. 120).

 

La religion

 

La religion est un facteur fondateur dans la définition des valeurs d’une culture (HC, p.17). Il est d’autant plus étonnant que le mot “religion” n’existe pas dans les langues asiatiques. En effet, ces cultures différencient peu le sacré du profane (HC, p.30). De plus, le christianisme est une religion historique, qui raconte une histoire (HC, p.30) : or la linéarité historique est incompatible avec la conception cyclique du temps au Japon. La priorité, dans les cultes asiatiques, est donnée à l’expérience, non aux dogmes (HC, p.47). C’est pourquoi les religions asiatiques, contrairement au christianisme, ne sont pas exclusives.

 

La religion au Japon, le Shinto, est un des constituents du comportement en enterprise. Celle-ci enseigne de ne pas se projeter dans l’avenir pour suivre un but, car la recherche de l’achèvement d’un objectif est douloureuse. Ainsi, les religions asiatiques n’exigent pas d’être sans désir, sans but, mais de pouvoir s’en détacher (HC, pp.57-58). Ceci éclaire le bannissement de l’initiative personnelle au Japon, mais aussi le taux d’acceptation de la déchéance sociale. Effectivement si, selon la Bible, la création du monde s’est faite ex nihilo, il n’y a pas de commencement, de point de départ dans les cultes asiatiques. Comme rien n’est stable ou éternel, que tout est passager, il faut s’adapter et accompagner le changement, afin de tirer parti de toute situation favorable (HC, pp.81-83). Ainsi, une période de troubles ou d’échecs ne peut être que transitoire (HC, p.84).

 

L’auteure fait toutefois remarquer que la notion de responsabilité collective, inhérente à la priorité du groupe sur l’individu, est également présente dans la Bible (HC, p.124). Cela se présente parfois sous la forme de l’amour de l’ennemi (présent dans le roman par l’admiration que porte Amélie à sa tortionnaire, Fubuki) et du pardon, menant au principe commun d’adopter une autre attitude que son agresseur pour lui donner une chance de s’éveiller” (HC, p.129). De même, la contemplation, servant à déceler les opportunités favorables, et l’action prônées dans les cultes asiatiques, ne sont pas opposées dans les évangiles (HC,p.179), créant ainsi un second point commun, même si cela est difficilement envisageable dans la mentalité occidentale.

 

Les références religieuses dans Stupeur et tremblements sont nombreuses et sont parfois employées humoristiquement : le rite caricatural de la communion (p.85), l’épisode de la pomme au Jardin d’Eden (p.179), la volonté d’Amélie de devenir Dieu, ou encore sa résolution à devenir martyre (p.81), position sans aucun crédit au Japon, car la souffrance ne possède aucune valeur rédemptrice (HC, p.49).

 

Un extrait nous mène à nous interroger sur le statut de la femme au Japon : Tout s’expliquait : à la compagnie Yumimoto, Diau était le president et le vice-président était le Diable. Fubuki, elle, n’était ni Diable ni Dieu : c’était une Japonaise (AN, p.92)

 

Le statut de la femme

 

Le statut de la femme, comme décrit par Amélie Nothomb, semble peu enviable. En effet, il n’est composé que de contraintes, d’écrasements, d’interdits absurdes, de dogmes, d’asphyxie (…) (AN, p.93). La femme semble être vouée à ne pas connaître le déshonneur, ce qui est une fin en soi. (…) (et à) être irréprochable, pour cette seule raison que c’est la moindre des choses (AN, p.95). Pour Amélie, la meilleure option qu’a une Japonaise est de se suicider, ce qu’elle ne peut faire si elle s’est convertie au christianisme (AN, pp.93 et 100-101, 103). La femme ne peut se permettre de laisser libre cours à son imagination (p.102), contrairement aux homes nippons qui n’ont pas connu cet écrasement. La femme ne peut constituer un embarrass pour l’homme et doit le mettre à l’aise. Celle-ci doit donc chercher à être une épouse-grande-soeur (AN, p.110).

 

Fubuki, malgré son ascension professionnelle rare pour un être du sexe feminin n’était pas irréprochable à cause d’une aporie sadique dans le système nippon ; être irréprochable en travaillant avec acharnement menait à dépasser l’âge de vingt-cinq ans sans être mariée et, par conséquent, à ne pas être irréprochable. (…) respecter (le système) menait à ne pas le respecter (AN, pp.104-105). H. Cailliau note cependant que de plus en plus de femmes travaillent en Asie, ce qui amènera une évolution car contrairement aux Européennes, elles s’imposent, non en imitant les hommes, mais en gardant leurs spécificités (HC, p.80).

L’idéal, pour se comprendre, serait donc d’instaurer un partage, une interaction entre les pôles européen et asiatique afin de prendre conscience de la coexistence des différentes cultures et de créer un “interculturel”. En effet, il n’a pas de ‘je’ sans ‘tu’ et surtout pas de ‘je’ sans ‘nous’. En se distançant par rapport à soi-même, en s’excentrant, le sujet prend conscience qu’il est porteur de sa propre culture. De ce fait, ‘je’ peut intensifier le rapport de la relation à l’autre et faciliter les échanges. L’interculturel pourrait donc remédier aux incompréhensions et au choc culturel.

 

L’affirmation d’H. Cailliau que les peuples sont très sensibles au fait que l’on connaisse leur culture (HC, p.22) semble s’opposer en tous points à l’attitude des Japonais qui s’offusquent de la maîtrise parfaite du Japonais par Amélie quand cette dernière leur sert le café (comment nos partenaires auraient-ils pu se sentir en confiance, avec une Blanche qui comprenait leur langue, (An, p.20). A Nothomb formule cette attitude comme suit : tout étranger désirant s’intégrer au Japon met son point d’honneur à respecter les usages de l’Empire. Il est remarquable que l’inverse soit absolument faux: les Nippons qui s’offusquent des manquements d’autrui à leur code ne se scandalisent jamais de leur propres dérogations aux convenances autres (AN, p.134).

 

Cette posture nous semble être causée par le culte de l’inégalité au Japon, ainsi que du respect à l’ordre social. Ce qui est différent est donc différent et n’a pas lieu de changer. Or, l’adaptation au changement est une autre particularité du peuple nippon. Ainsi ce pays a, comme une huître, avalé, “japonisé” ce qui lui semblait bon dans les autres cultures, avant de se refermer face aux aspects qui lui semblaient hostiles (HC, p.67).

 

Si l’Europe fut longtemps encline à imposer une culture universelle occidentale qu’elle jugeait supérieure (HC, p.66), ne comprenant pas qu’on ne puisse adhérer à ses valeurs, un changement de perspective, la proposition de l’interculturel, semble aujourd’hui prendre le pas. Espérons que cela ait en Asie plus d’échos que les droits de l’homme, dérives de l’idéal d’égalité prôné par le christianisme (cf. Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe, Plon, 2007 et HC, p.97).

 

Un facteur reste cependant à prendre en compte : on ne rencontre jamais une culture, mais des individus et des groupes qui mettent en scène une culture. Dans la subjectivité d’un roman, cette remarque semble particulièrement appropriée et nous mène a nous poser la question de l’ampleur que prennent les caractéristiques individuelles de chacun dans le cadre d’un choc culturel.

 

Bibliographie

 

CAILLIAU, H. (2006), L’esprit des religions. Connaître les religions pour mieux comprendre les hommes, Toulouse, Milan.

 

COHEN-EMERIQUE M. (1989), Choc des cultures : concepts et enjeux pratiques de l’interculturel, Paris, L’Harmattan.

 

COHENEMERIQUE M. (1999), “Le choc culturel, méthode de formation et outil de recherché”, in DEMORGON J. et LIPIANSKY E.M., Guide de l’interculturel en formation, Retz, pp.301-315.

 

COLLÈS L. (2007), Interculturel : des questions vives pour le temps present, Fernelmont, E.M.E.,(Discours et méthodes)

 

COLLES L. (2007), “ Pour une pédagogie des échanges” in http://alainindependant.canalblog.com/tag/colles/p20-0.html

 

CRUTZEN D. (1998), “La dissonance cognitive : quelques pistes pour l’enseignement du français en contexte multiculturel”, in Éducation et formation n° 251, sept., p.23-28.

 

HALL E.T. (1971), Le Langage silentieux, Paris, Points Seuil.

 

HALL E.T. (1971), la dimension cachée, Paris, Points Seuil.

 

HALL E.T. (1983) , La danse de la vie, Paris, Seuils

 

HOFSTEDE G. (1994), Vivre dans un monde multiculturel, Éd. d’organisation.

 

NOTHOMB A. (1999), Stupeurs et tremblements, Paris, Albin Michel.

 


Luc Collès, UCL et IFER