Entretien avec Luc Collès sur son expérience de superviseur des réseaux de lecteurs et de formateurs en lycées bilingues de Wallonie-Bruxelles International

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Bruxelles, le 7 janvier 2014

 Pendant quinze ans, de 1994 à 2009, Luc Collès a été un des principaux animateurs du réseau des lecteurs que la Fédération Wallonie-Bruxelles envoie enseigner le français langue étrangère (FLE) et la littérature française de Belgique dans de nombreuses universités européennes et extra-européennes. Il a en outre également supervisé, pendant neuf ans, le petit réseau de formateurs de français envoyés enseigner dans des lycées bilingues d’Europe centrale. Son collègue en tant qu’ancien conseiller scientifique et pédagogique du réseau de lecteurs, Vincent Louis, lui a demandé d’évoquer quelques souvenirs. Il a paru important à ce dernier de reproduire ici ce témoignage d’une expérience d’accompagnement scientifique et pédagogique particulièrement originale et malheureusement peu connue du public.

 

Vincent Louis : Merci, cher Luc, d’avoir accepté de me rencontrer pour répondre à quelques questions.

Cet entretien vise un double objectif : d’une part, éclairer les lecteurs du Langage & L’Homme sur un pan important et un peu particulier de ta carrière universitaire. Pour être plus précis, je voudrais faire entendre ton témoignage sur un double réseau d’enseignants de français, celui des lecteurs dans des universités étrangères, et celui des formateurs dans des lycées bilingues d’Europe centrale, réseaux mis en place par cette institution qu’est l’ex-Commissariat général aux relations internationales de la Communauté française de Belgique (CGRI), depuis quelques années déjà rebaptisé « Wallonie-Bruxelles-International » (WBI), pour non seulement diffuser la langue française, mais aussi faire connaître notre communauté et notre enseignement à l’étranger. D’autre part, cet entretien vise aussi un autre objectif : il m’importe de tenter de faire entendre ta voix singulière ou plutôt de donner à voir l’homme que tu es et que tu as été dans ces missions et les valeurs que tu as toujours voulu porter haut.

 

V.L. :Pourrais-tu, pour commencer, nous expliquer comment tu as été amené à découvrir ce double réseau, puis à y prendre une part active ?

L.C. : Au moment où j’ai commencé à travailler pour le CGRI, en 1994, il n’existait qu’un seul réseau. C’est suite au désistement d’un professeur de Marie-Haps, qui devait assurer une mission de formation, que j’ai été amené à en assurer le remplacement. Puis j’ai suivi le collègue en question à Prague où je n’ai fait qu’assister à son séminaire pour observer la manière dont il s’y prenait. J’ai pris sa relève et j’ai aussi changé de direction parce qu’il se concentrait sur le français langue maternelle (FLM) et travaillait surtout l’enseignement de l’orthographe, ce qui n’est pas un des problèmes les plus fondamentaux en FLE : j’ai donc pris un tout autre chemin. Il faut, en outre, signaler qu’il n’existait à l’époque aucun superviseur pour représenter Marie-Haps, c’est ainsi que bien que travaillant à l’UCL j’ai été mandaté par Marie-Haps pour encadrer les lecteurs en poste en Europe centrale et orientale. Par la suite, l’institution m’a aussi demandé de superviser les formateurs qui enseignaient dans des lycées bilingues (Paszto en Hongrie, Zilina en Slovaquie, Pisek en République tchèque…), mission que j’ai accomplie pendant neuf ans.

Quelles étaient mes tâches ? Je devais d’abord participer aux commissions de sélection, j’interviewais les candidats pour évaluer leurs compétences à la fois linguistiques et didactiques, ces candidats étaient, par ailleurs, interrogés sur leurs connaissances en littérature française de Belgique et sur les structures de l’Etat fédéral – j’insiste sur ces deux aspects, car nous considérions que les lecteurs étaient de véritables ambassadeurs de la littérature et de la culture de notre communauté  – d’où les questions institutionnelles. A ce  titre-là, ils devaient pouvoir présenter les auteurs de notre communauté et parler des institutions et des productions culturelles de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

En outre, j’animais des séminaires sur la didactique du FLE, trois fois par an, en juillet, en août et en mars. Ceux de juillet (pour les nouveaux lecteurs uniquement) et d’août (destiné à tous les lecteurs anciens et nouveaux) se tenaient à WBI et le troisième, dans une ville d’Europe centrale, orientale ou du Nord  (Prague, Bratislava, Varsovie, Talin, Bucarest ou Budapest), tandis qu’un second superviseur avait en charge les pays du Sud (essentiellement l’Italie, l’Espagne et le Portugal). Dans ces séminaires, il fallait surtout initier certains nouveaux lecteurs à la didactique du FLE parce que tous n’avaient pas ces compétences, c’est ainsi que j’ai consacré un séminaire, à Talin, à l’enseignement de l’article en français qui pose beaucoup de problèmes aux locuteurs de langues slaves lesquelles ne disposent pas d’articles.

Mais je me suis assez vite rendu compte que cette didactique du FLE élémentaire, ils pouvaient l’acquérir à la lecture de manuels et d’ouvrages de référence. Si, dans un premier temps, je me suis, par exemple, surtout arrêté sur l’enseignement inductif de la grammaire dans une perspective communicative, je me suis rapidement rendu compte qu’ils avaient besoin d’autre chose, et que je devais me hisser à un autre niveau. J’ai alors surtout ouvert tous ces lecteurs à la didactique du discours universitaire : je leur appris les règles du résumé et de la synthèse à l’université et, de manière plus générale, le fonctionnement de l’écrit argumenté. J’ai travaillé le discours universitaire en me servant d’enregistrements de cours et de syllabus. Des préfaces d’ouvrages universitaires nous ont permis d’étudier la position d’énonciation, la manière dont l’auteur se situe par rapport à ses prédécesseurs avant d’entamer l’exposé de ses recherches : comment opère-t-il la synthèse de la littérature scientifique de référence dans son domaine ? J’ai constaté que cela répondait davantage à un besoin que le FLE au sens classique et communicatif du terme qui pouvait largement être acquis par les lecteurs de façon autonome.

 

V.L. : C’est ce qu’on appelle désormais le FOU (français sur objectifs universitaires)…

L.C. : Ou ce qu’en Belgique on appelle le FOA (français sur objectifs académiques).

 V.L. : Pourrais-tu expliquer les particularités des deux réseaux : celui des lecteurs et celui des formateurs en lycées bilingues ?

L.C. : Les lecteurs sont des agents de l’université, tandis que les formateurs enseignent dans le secondaire et particulièrement dans des lycées bilingues (voire trilingues comme à Zilina). Dans les lycées, je n’inspectais pas seulement les professeurs de FLE, mais aussi tout professeur qui enseignait sa matière en français,  que ce soit l’informatique, la chimie ou les mathématiques : se posait donc la question du français langue d’enseignement et des caractéristiques de cette langue. Par contre, dans les universités, j’avais plutôt affaire à des Romanistes ou à des équivalents et je centrais mon intervention sur un cours de langue tel qu’on peut le donner à un public universitaire.

V.L. : Est-ce ou non le hasard qui a voulu que t’échoient les pays d’Europe centrale et orientale  qui venaient de connaître de grands bouleversements politiques et avaient sans doute soif de professeurs et de savoirs venus de l’Ouest ? As-tu eu le sentiment qu’il existait des caractéristiques communes à ces pays ?

L.C. : On peut faire cette lecture-là, en effet, même si moi, au départ, j’aurais bien voulu partir en mission dans des pays de langues romanes étant donné mon intérêt pour l’intercompréhension entre langues sœurs : il se serait alors agi de tabler sur la connaissance de l’italien ou de l’espagnol pour acquérir les particularités du français avec une méthodologie différente et très intéressante. J’ai vraiment découvert ces pays d’Europe centrale et orientale que je ne connaissais pas auparavant. Et j’avoue que de m’y rendre et d’en apprendre sur eux a changé mes représentations à leur sujet : on m’avait uniquement parlé de la pauvreté de ces pays, mais j’ai surtout découvert des pays d’une grande richesse culturelle. C’est un peu par hasard que je me suis retrouvé dans ces pays-là : c’était les postes laissés en friche par l’autre superviseur.

Mais après coup, on peut se dire que c’est une bonne chose que j’y sois allé. Je pense que non seulement je les ai ouverts à l’enseignement du FLE, mais aussi à la manière dont on enseigne le FLE en Europe occidentale : j’ai toujours dit aux lecteurs qu’ils étaient des ambassadeurs de notre pédagogie. J’ai insisté sur la réflexion, l’esprit critique, l’argumentation, parce que c’étaient des compétences qui n’étaient pas valorisées dans les cours de ces pays-là qui valorisaient plutôt la restitution. J’ai estimé qu’ils devaient jouer un rôle d’agents pédagogiques notamment dans le domaine de l’évaluation : les pays d’Europe centrale et orientale exploitent une évaluation qui va de 1 à 5 et qui reste assez floue. J’ai essayé de leur expliquer que cette évaluation à cinq niveaux pouvait être intéressante car finalement assez proche de ce qui se fait dans nos écoles où nous avons une évaluation en lettres : A, B, C. D. et E (cinq niveaux également). Je leur ai surtout expliqué l’esprit dans lequel il devait appliquer cette évaluation à cinq niveaux. Ainsi, je leur ai fait observer qu’après avoir enseigné le participe passé, ils devaient vérifier ce que les élèves avaient acquis à un moment donné. En fait, ils devaient pratiquer l’évaluation formative qui admet la meilleure note même si l’élève commet encore des erreurs. Lors d’un premier test, on peut attribuer une très bonne note à un élève qui commet encore quelques erreurs ; lorsqu’on aura revu la matière avec la classe, on est amené à faire passer un deuxième test, à ce moment-là, pour avoir la meilleure note, on ne tolère plus que deux erreurs : on renforce ainsi le niveau. Ce qui veut donc dire que traduire ces chiffres en notes sur 20, comme certains lecteurs le faisaient, était absurde puisqu’un 16/20 peut à la fois représenter une vraie très bonne note ou n’être qu’une note très moyenne quand on a déjà fait de très nombreux exercices. J’essayais de les sensibiliser à leur rôle d’agents pédagogiques et surtout à un rôle d’éveilleurs : ils devaient susciter la curiosité pour et par une méthodologie active et communicative dans des pays qui sont davantage de tradition écrite et de restitution.

V.L. : Est-il déjà arrivé que certains lecteurs se trouvent écartelés entre la pratique de cette méthodologie active et communicative et leur souci de s’insérer dans l’équipe d’enseignants locaux ?

L.C. : C’était un problème récurrent qui revenait à la fois dans les rapports et dans les entretiens avec les lecteurs. Cela n’allait pas jusqu’à fragiliser des postes : je leur montrais qu’ils avaient raison d’insister et parfois même d’aller à contre-courant. Leur rôle était aussi d’essayer de convaincre les collègues.

V.L. : Il s’agissait donc de leur assurer un appui pour qu’ils aient des convictions fortes dans leur enseignement…

L.C. : Exactement. Je leur disais qu’ils avaient été engagés non seulement parce qu’ils étaient des natifs qui connaissaient bien la langue, mais aussi pour jouer ce rôle d’ambassadeur pédagogique, rôle qui doublait celui d’ambassadeur sur le plan institutionnel puisque ces lecteurs  étaient souvent amenés à devoir expliquer les structures de l’Etat belge…

V.L. : Et quels étaient les enjeux pour les formateurs en lycées bilingues en dehors de la pratique du français langue d’enseignement ? Le problème n’était-il pas d’attirer leur attention sur cette langue quand ils étaient peut-être avant tout obsédés par l’enseignement de leurs matières (sciences ou mathématiques, par exemple) ?

L.C. : Il est clair que mon expérience d’enseignement dans le secondaire pendant des années m’a aidé à aborder ces problèmes. En fait ce qu’il fallait leur enseigner, c’était les caractéristiques du français de scolarisation. L’une d’entre elles est qu’il s’agit d’un français décontextualisé, non accompagné de gestes : quand on ne fait pas de gestes, il faut trouver des substituts. Ainsi pour expliquer la digestion chez un poisson, le professeur peut montrer aux élèves, par des gestes, par où entre la nourriture et par où sortent les excréments : il peut dire « tu vois ça entre par ici et cela sort par là ». Ces déictiques se retrouvent sous une autre forme dans le syllabus ou dans le manuel : on parle alors d’ingestion et d’excrétion. On utilise un vocabulaire beaucoup plus abstrait et les déictiques disparaissent. Heureusement, le fait d’être romanistes ou professeurs de français pouvait évidemment aider ces enseignants à comprendre l’importance qu’avait le français pour entrer dans la compréhension des autres matières.

V.L. : Nous pourrions revenir sur les différents rôles du superviseur : à t’entendre, il était à la fois question de formation initiale, de formation continue et de supervision des lecteurs.

L.C. : Oui c’était les trois rôles. La formation initiale était réservée aux séminaires du mois de juillet (réservé aux nouveaux lecteurs) et à celui du mois d’août (destiné à l’ensemble des lecteurs) : j’initiais certains à la didactique du FLE. La formation continue intervenait en cours d’année : je réagissais à ce qui se trouvait dans le rapport que tous les lecteurs m’avaient auparavant fait parvenir. Ainsi dès l’entretien individuel, j’apportais des éléments de solution aux questions qu’ils se posaient, puis dans les séminaires qui suivaient, je regroupais un certain nombre de questions communes et je faisais vraiment de la formation continue. Pour les formateurs en lycées bilingues, cela se passait un peu différemment : je devais chaque fois me rendre sur place et suivre des cours donnés par les formateurs. Ensuite, on faisait un débriefing : je devais réagir aux cours qu’ils avaient donnés et suggérer d’autres solutions à leurs problèmes et d’autres pistes pour la suite de leurs cours.

V.L. : Le rôle de superviseur était donc un peu artificiel, quand il s’agissait des lecteurs, puisque tu ne pouvais te rendre sur place pour les observer et que tu devais te fier aux seuls rapports, des bases somme toute biaisées et fragiles.

L.C. : Oui biaisées et fragiles car un lecteur pouvait faire un rapport excellent et se révéler relativement médiocre sur le terrain d’après les échos que nous avions par les institutions d’accueil et puis l’inverse se produisait aussi : il fallait le détecter.

 V.L. : Je voudrais que tu nous en dises un peu plus sur ta conception des séminaires de formation d’été : celui réservé, au début de juillet, aux seuls nouveaux et celui de fin août destiné à l’ensemble des lecteurs, nouveaux et anciens.

L.C. : J’ai très rapidement voulu aborder la littérature dans certains séminaires du mois d’août, ce qui a dérangé Marc Quaghebeur (i.e. le superviseur chargé de la littérature belge par ailleurs Directeur des Archives et Musée de la littérature) qui considérait que la littérature relevait de sa compétence… En réalité, ce qui m’était demandé officiellement, c’était de parler de la langue mais comme je suis fortement intéressé par l’interculturel, notamment à travers la littérature, j’ai tout de suite introduit la littérature… Ce que je n’ai pas fait dans les séminaires pour débutants qui se tenaient au début de juillet et que je consacrais à l’enseignement de la langue. Les séminaires d’août, par contre, ont été orientés vers l’enseignement interculturel de la littérature : j’ai ouvert les lecteurs aux littératures francophones et notamment, à ce qui est une de mes spécialités, la littérature migrante.

 

V.L. : Pour avoir partagé la responsabilité de certains séminaires d’été, je sais combien ils pouvaient s’éloigner du modèle directif et ex-cathedra pour au contraire privilégier la réflexion autour de problématiques liées aux missions d’enseignement de la langue des lecteurs : des lectures imposées débouchaient sur des analyses et des échanges collectifs.

L.C. : Oui je suis d’accord avec cela : c’est dans ces occasions que je sentais la différence par rapport à mes étudiants de l’université parce que j’avais affaire à des adultes déjà expérimentés ou relativement expérimentés. Je partais de leur pratique de terrain telle qu’ils la rapportaient dans les séminaires pour suggérer des pistes : j’avais affaire à des gens qui posaient de vraies questions didactiques et méthodologiques, un véritable plaisir ! Par contre, en formation initiale à l’université, j’avais affaire à des esprits presque vierges à qui j’étais tenté d’enseigner les réponses et non les questions ; en tout cas on a parfois l’impression de devoir créer des problèmes artificiels pour les étudiants, alors qu’avec les lecteurs, je partais des véritables problèmes rencontrés sur le terrain.

V.L. : Quelles ont les principales difficultés rencontrées par toi dans ces deux missions auprès des lecteurs et auprès des formateurs ?

L.C. : Sans doute de me faire accepter. Face à des gens dont certain sont âgés de quarante ans et qui avaient déjà enseigné dans le secondaire ou même à l’université en Belgique, j’avais parfois quelques difficultés à imposer mon autorité intellectuelle. Je pense y être néanmoins chaque fois parvenu en leur montrant qu’on enseigne le FLE autrement que le FLM, ayant enseigné moi-même pendant dix ans à l’Alliance française, je sais de quoi je parle. Souvent je leur montrais que telle méthode qu’ils avaient utilisée en FLM ne pouvait pas marcher en FLE, pour telle ou telle raison.

V.L. : Les lecteurs ont toujours porté de multiples « casquettes » : on leur demande d’être des professeurs de langue, de littérature belge et de culture mais aussi des animateurs, des organisateurs de spectacles : n’y avait-il pas là un grand risque de dispersion de temps et d’énergie ? Comment agir en tant que superviseur pour les aider à garder le cap pédagogique ?

L.C. : On y arrivait parce qu’on travaillait dans l’interdisciplinarité : Marc Quaghebeur et moi recevions les lecteurs avec les représentants institutionnels de WBI et parfois aussi en présence du délégué de WBI en poste dans le pays qui accueillait le séminaire.  Chacun d’entre nous jetait sur le rapport du lecteur un regard différent : le linguiste et le littéraire que j’étais parlait des cours spécifiquement de mon ressort, Marc Quaghebeur intervenait sur la littérature belge, et les représentants de WBI interrogeaient, eux, sur toutes les actions culturelles qui avaient été menées. Nos diverses interventions faisaient ainsi écho aux diverses facettes de l’activité du lecteur, la juxtaposition de nos remarques permettait de réfléchir ensemble à l’articulation entre les différentes facettes. Nous devions bien sûr agir au coup par coup car il fallait parfois rétablir un certain équilibre lorsque les activités culturelles suscitées par le délégué prenaient trop le pas sur les activités pédagogiques.

V.L. : Le fait d’avoir à piloter de jeunes enseignants en milieu universitaire t’a-t-il parfois poussé à semer dans leurs esprits des idées de projets de recherche ?

L.C. : Bien sûr ! Dans le cadre de certains séminaires, nous réfléchissions ensemble à ce qu’on pourrait mettre en place en terme de méthodologie de la recherche : on réfléchissait à la manière de poser une hypothèse, au dispositif qu’on devait mettre en place pour vérifier l’hypothèse ou l’infirmer, comment ou pouvait éventuellement généraliser à partir d’une étude de cas, à quelles conditions, les conclusions auxquelles on parvenait étaient intéressantes, le but étant de les amener à découvrir les différences entre le particulier et le général, et surtout de les amener à découvrir des constantes, des régularités : il y avait alors des échanges entre lecteurs dans le cadre du séminaire.

V.L. : Les lecteurs occupant une position à la fois de disciples par rapport à toi et de professeurs à l’égard de leurs étudiants, tu devais veiller à cette double articulation de ton propos.

L.C. : Oui d’ailleurs je les aidais à imaginer le meilleur accompagnement pédagogique des projets de mémoire de leurs étudiants.

V.L. : Pourrais-tu nous éclairer sur les valeurs qui te guidaient dans l’exercice de toutes ces missions ?

L.C. : C’étaient surtout des valeurs de compréhension des lecteurs, d’écoute d’avis différents du mien et de tolérance, notamment sur le plan interculturel : il ne s’agissait pas de renier sa propre culture, mais d’être capable d’accepter les différences culturelles, pour moi aussi bien que pour les lecteurs.

V.L. : Qu’est-ce que cette expérience d’une quinzaine d’années t’a apporté ?

L.C. : Cela m’a apporté beaucoup de choses à la fois sur le plan universitaire et sur le plan humain. Universitaire d’abord car les problèmes rencontrés par les lecteurs, nos échanges réflexifs ont élargi mon horizon de curiosité notamment vers la question de la didactique du discours universitaire. Sur le plan humain, le fait d’avoir affaire à des adultes m’a amené à me positionner vis-à-vis d’eux à la fois en tant que pair et en tant que coach, à jouer en quelque sorte un rôle de guide. J’ai la faiblesse de croire que les lecteurs s’enrichissaient beaucoup au cours des échanges de réflexion dans le cadre des séminaires : leurs idées y étaient en tout cas souvent valorisées. Par ailleurs, les journées d’évaluation et de séminaire dans les pays d’Europe centrale et orientale s’achevaient systématiquement par une sortie au restaurant : c’étaient là de grands moments de convivialité où les lecteurs se révélaient tels qu’ils étaient. C’était une expérience inoubliable et très enrichissante ! J’ai aussi beaucoup apprécié leur compréhension et leurs marques de sympathie lors de ma mission, la dernière année, à Talin, après une absence de huit mois due à mes graves problèmes de santé.

Je ne garde qu’un seul regret, que cette expérience se soit achevée si brutalement : quel dommage de devoir abandonner un projet, une mission au moment où, en fin de carrière, on est sans doute devenu meilleur, car plus expérimenté, que ne l’est un professeur à ses débuts…

V.L. : Notre société et notre système d’enseignement n’a sans doute pas encore assez réfléchi à la meilleure manière de passer le flambeau quand on est un professeur en fin de carrière : les coups d’arrêts brutaux, sans possibilité de transmission au successeur, constituent un vrai gâchis pour la collectivité, une perte d’expérience et de savoirs dont les responsables politiques n’ont malheureusement pas idée. Je propose que ce constat constitue le mot de la fin. Luc Collès, merci beaucoup.

 

Cet entretien a paru dans le n°49.1 - 2014 de Le Langage et l'Homme, revue de didactique du français de l'Institut libre Marie Haps, Bruxelles.